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regarde sa vie et ses œuvres, plus on aperçoit en lui un Michel-Ange coloriste, moins concentré que l’autre, moins maître de lui-même, moins capable de choisir entre ses idées, tout livré à la verve, et que sa fougue a fait improvisateur.

C’est pourquoi, lorsque son idée est juste ou qu’il la choisit, il monte à une hauteur extraordinaire. A mon sens, aucune peinture ne surpasse et peut-être n’égale son saint Marc de l’Académie ; du moins aucune peinture n’a produit en moi une impression égale. C’est un vaste tableau long et large de vingt pieds, avec cinquante personnages de grandeur naturelle, saint Marc sombre dans le clairet un esclave éclairé parmi des personnages sombres. Le saint arrive du haut du ciel la tête la première, précipité, suspendu en l’air pour sauver l’esclave du supplice ; sa tête est dans l’ombre, ses pieds dans la lumière ; son corps, ramassé par un raccourci extraordinaire, plonge d’un élan avec l’impétuosité d’un aigle. Personne, sauf Rubens, n’a saisi à ce point l’instantané du mouvement, la fureur du vol ; devant cette fougue et cette vérité, les figures classiques semblent figées, copiées, d’après ces modèles d’académie dont on maintient les bras par des ficelles ; on est emporté, on le suit jusqu’à la terre, où il n’est pas encore. Là l’esclave nu, renversé sur le dos en face du spectateur par un raccourci aussi miraculeux que l’autre, luit lumineux comme un Corrège. Son superbe corps viril et musclé est palpitant ; ses joues roses à côté de sa barbe noire frisée s’empourprent du plus beau coloris de la vie. Les haches se sont brisées en morceaux, fer et bois, sans pouvoir toucher sa chair, et tous regardent. Le bourreau en turban, les mains levées, montre au juge sa cognée rompue avec un geste d’étonnement qui le soulève tout entier. Le juge, en pourpoint rouge vénitien, s’élance à demi de son siège et de son escalier de marbre. Tout à l’entour, les assistans se penchent et se pressent, les uns en armures du XVIe siècle, les autres en cuirasses de cuir romaines, les autres en simarres et en turbans barbaresques, les autres en toques et dalmatiques vénitiennes, quelques-uns les jambes et les bras nus, l’un nu tout entier, un manteau sur les cuisses et un mouchoir sur la tête, avec les plus splendides coupures d’ombre et de jour, avec une variété, un éclat, une séduction inexprimables de la lumière reflétée par la noirceur polie des armures, étalée sur les ramages lustrés des soies, emprisonnée dans l’ombre chaude, des chairs, avivée par l’incarnat, le vert, le jaune rayé des étoffes opulentes. Il n’y en a pas un qui n’agisse et n’agisse tout entier ; il n’y a pas un pli de leur draperie, un ton de leur corps qui n’ajoute à l’élan et à l’éblouissement universel. Une femme appuyée contre un piédestal se rejette en arrière pour mieux voir ; elle est si vivante que tout son