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magnifiques femmes sont assises, décolletées en carré, en jupes de velours noir, avec des manches d’or roussâtre, en robes rudement bariolées de bleu et de jaune, superbes corps à la taille épaisse, aux musculatures charnues, étalés avec audace dans le luxe barbare des étoffes chamarrées qui tombent en plis lourds sur leurs talons. Un négrillon, petit animal domestique, tient un cahier devant la musicienne et les joueurs d’instrumens ; l’air retentit de voix, et pour compléter cette pompe bruyante, on aperçoit au dehors des jardins, des chevaux, des fauconneries, tout l’attirail de la parade seigneuriale. Au milieu de cet étalage siège le maître dans une grande houppelande de velours rouge, sanguin et sombre comme un Henri VIII, avec l’expression morne et dure de la sensualité, qui se gorge sans s’assouvir[1]. De tels plaisirs nous rebuteraient, nous sommes trop affinés et trop amollis pour les comprendre ; de pareilles courtisanes nous feraient peur ; elles sont trop bornées et trop charnelles ; leurs bras nous terrasseraient, elles ont le regard trop dur. C’est au XVIe siècle seulement qu’on a aimé la volupté massive et violente : alors on copiait sur le vif l’âpreté des convoitises et la gloutonnerie des sens ; mais, d’autre part, c’est au XVIe siècle seulement qu’on a su peindre la beauté complète. On repasse le pont de fer, si laid et si raide ; on s’engage dans un labyrinthe de ruelles, et l’on va à Santa-Maria-Formosa regarder la sainte Barbe du vieux Palma. Ce n’est pas une sainte, mais une florissante jeune fille, la plus attrayante et la plus digne d’amour qu’on puisse imaginer. Elle est debout, fièrement campée, une couronne sur le front, et sa robe négligemment nouée à la ceinture ondule en plis de pourpre orangée sur l’écarlate clair de son manteau. Deux ondées de magnifiques cheveux bruns glissent des deux côtés de son cou ; ses mains fines semblent celles d’une déesse ; la moitié de son visage est dans l’ombre, et des demi-lumières jouent sur sa main levée. Ses beaux yeux sont rians, ses lèvres délicates et fraîches vont sourire ; elle a cet esprit gai et noble des femmes vénitiennes ; ample et point trop grasse, spirituelle et bienveillante, elle semble faite pour donner le bonheur et pour l’éprouver.

Laissons les autres de côté. Quel dommage pourtant que de quitter les cinq ou six Véronèse de l’Académie, son Repas chez Lévi, ses Apôtres sur les nues, son Annonciation, ses vierges, ses colonnades de marbre luisant et bigarré, ses niches d’or bariolées d’arabesques noires, ses grands escaliers, ses balustres profilés sur le bleu du ciel, ses soies roussâtres et zébrées d’or, ses chevaux blancs

  1. Comparez à la même scène chez Téniers.