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Quand on cherche le trait principal qui le distingue de ses voisins, on trouve qu’il est simple ; c’est sans raffiner dans le coloris, le mouvement et les types, que dans le coloris, le mouvement et les types il atteint les effets puissans. Tel est le caractère de son Assomption si célèbre. Une teinte rougeâtre, pourprée, intense, enveloppe le tableau entier ; c’est la plus vigoureuse couleur, et par elle une sorte d’énergie saine transpire de toute la peinture. Au bas sont les apôtres penchés, assis, presque tous la tête levée vers le ciel, bronzés comme des marins de l’Adriatique ; leurs chevelures et leurs barbes sont noires ; une ombre intense noie les visages : c’est à peine si une fauve teinte ferrugineuse indique la chair. L’un d’eux au centre, dans un manteau brun, disparaît presque dans l’enfoncement qu’assombrit la clarté environnante. Deux draperies rouges comme le sang vivant des artères surgissent, encore avivées par le contraste de deux grands manteaux verts ; c’est une colossale émeute de bras tordus, d’épaules musculeuses, de têtes passionnées, de draperies froissées. Au-dessus d’eux, au milieu de l’air, la Vierge monte dans une gloire ardente comme la vapeur d’une fournaise ; elle est de leur race, saine et forte, sans exaltation ni sourire mystique, fièrement campée dans sa robe rouge qu’enveloppe un manteau bleu. L’étoffe se ploie en mille plis dans le mouvement du corps superbe ; son attitude est athlétique, son expression est grave, et le ton mat de son visage sort en plein relief sur le flamboiement de l’auréole. À ses pieds, sur toute la largeur de l’espace, s’étale une éblouissante guirlande de jeunes anges ; leurs fraîches carnations pourprées, rosées, traversées d’ombres, apportent parmi ces tons et ces formes énergiques la plus riante floraison de la vie ; il y en a deux qui, se détachant, viennent jouer en pleine lumière, et dont les membres enfantins se déploient avec une divine aisance au milieu de l’air. Rien de mou ou d’alangui ; la grâce y reste virile. C’est la plus belle fête païenne, celle de la force sérieuse et de la jeunesse éclatante ; l’art vénitien a là son centre et peut-être son sommet.

Les tableaux de Titien ne sont point très nombreux à Venise, l’Europe les a accaparés ; mais il en reste assez pour le manifester tout entier. Il a eu ce don unique de faire des Vénus qui sont des femmes réelles et des colosses qui sont des hommes réels, je veux dire le talent d’imiter, les choses d’assez près pour que l’illusion nous saisisse, et de transformer les choses assez profondément pour que le rêve s’éveille en nous. Il a montré dans la même beauté nue une courtisane, une maîtresse de patricien, une fille de pêcheur nonchalante ou voluptueuse, et en même temps une puissante figure idéale, la force masculine d’une déesse de la mer, les formes onduleurs d’une reine de l’empyrée. Il a fait voir dans la même figure