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potelé. La dernière, tordue, s’étale tout entière, et de la nuque au talon l’œil suit l’embrassement des muscles qui revêtent la superbe charpente de son échine et de ses flancs. Cheveux ondes, petit menton, paupières rondes, nez un peu retroussé, oreilles mignonnes enroulées comme une coquille de nacre, tout le visage exprime la malice et la finesse joyeuse ; on dirait une courtisane hardie.

C’est là le trait auquel on reconnaît Tintoret, plus rude et plus âpre, et aussi à son coloris plus fort, à son mouvement plus abandonné, à ses nudités plus viriles. Véronèse a des tons plus argentés et plus roses, des figures plus douces, des ombres moins noirâtres, une décoration plus luxueuse et plus reposée. Près d’une demi-colonne, une ample et noble femme, l’Industrie, assise auprès de l’Innocence, tisse une toile aérienne ; ses yeux rians sont tournés vers le bleu du ciel ; ses blonds cheveux crêpelés sont pleins de lumière, sa bouche entr’ouverte semble une grenade ; un vague sourire laisse entrevoir ses dents de nacre, et la clarté dont elle est trempée a le ton rosé d’une aube éclatante. L’autre, auprès d’un petit agneau, se penche, tout abandonnée ; les reflets argentés de sa draperie de soie luisent autour d’elle ; sa tête est dans l’ombre, et des rougeurs d’aurore viennent effleurer ses lèvres, son oreille et sa joue.

On ne décrit pas de pareilles figures ; on n’imagine pas auparavant ce qu’il peut y avoir de poésie dans un vêtement et dans une parure. Dans un autre tableau de Véronèse, Venise reine est sur un trône, entre la Paix et la Justice ; sa robe de soie blanche brodée de lis d’or ondoie sur un manteau d’hermine et d’écarlate ; son bras, sa délicate main, ses doigts retroussés à fossettes, posent leurs blancheurs satinées, leurs moelleux contours serpentins sur l’étoffe lustrée. Le visage est dans l’ombre, — une demi-ombre rosée d’air bleui et palpable qui avive encore le carmin des lèvres, les lèvres sont des cerises, et toute cette ombre est relevée par les lumières des cheveux, par le doux éclat des perles répandues au col et aux oreilles, par le scintillement du diadème dont les pierreries semblent des yeux magiques. Elle sourit avec un air de royauté et de bonté épanouie, comme une fleur heureuse de s’ouvrir et d’être ouverte. Près d’elle, la Paix penchée se laisse aller, presque tombante ; sa jupe de soie jaune brochée de fleurs rouges se froisse sous le plus riche manteau violacé. Des torsades de perles s’enroulent sous son voile blanc dans ses tresses pâles, et quelle divine petite oreille !

Il y a un autre tableau plus célèbre encore, — l’Enlèvement d’Europe. — Pour l’éclat, la fantaisie, le raffinement et l’invention extraordinaire du coloris, il n’a pas d’égal. Le reflet des hauts feuillages noie tout le tableau d’un ton verdâtre aqueux ; la chemise