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bronzées des marins et des capitaines ; leurs corps, rougis par le soleil et le vent, se sont heurtés contre des corps athlétiques de janissaires ; leurs turbans, leurs pelisses, leurs fourrures, leurs poignées de sabre constellées de pierreries, toute la magnificence asiatique vient se mêler aux ondoiemens de la draperie antique et aux nudités de la tradition païenne. Leur regard droit est encore tranquille et sauvage, et la fierté, la grandeur tragique des expressions annoncent le voisinage d’une vie où l’homme concentré en quelques passions simples n’avait d’autre pensée que celle d’être maître pour n’être pas esclave et de tuer pour n’être pas tué. Tel est l’esprit d’une peinture de Véronèse qui, dans la salle du conseil des Dix, représente un vieux guerrier et une jeune femme ; c’est une allégorie, mais on ne s’inquiète guère du sujet. L’homme est assis et se penche d’un air farouche, le menton appuyé sur la main ; ses épaules colossales, son bras, sa jambe nue ceinte d’une cnémide à têtes de lion, sortent de sa grande draperie tordue ; avec son turban, sa barbe blanche, son front soucieux, ses traits de lion fatigué, il a l’air d’un pacha qui s’ennuie. Elle, les yeux baissés, les mains sur sa molle poitrine et sa magnifique chevelure relevée par des perles, semble une captive qui attend la volonté de son maître, et son col, son visage penché, s’empourprent plus vivement dans l’ombre qui les noie.

Presque toutes les autres salles sont vides ; les peintures ont été portées dans un atelier intérieur. Nous allons trouver le conservateur du musée ; nous lui disons en mauvais italien que nous n’avons ni lettres de présentation, ni titres ou droits quelconques pour être admis à les voir. Là-dessus il a l’obligeance de nous conduire dans la salle réservée, de relever les toiles les unes après les autres et de perdre deux heures à nous les montrer.

Je n’ai point eu de plus vif plaisir en Italie ; les toiles sont sous nos yeux, debout ; nous pouvons les regarder d’aussi près que nous voulons, à notre aise, et nous sommes seuls. Il y a des géans brunis du Tintoret, à la peau plissée par le jeu des muscles, saint André et saint Marc, colosses réels comme ceux de Rubens. Il y a un saint Christophe de Titien, sorte d’Atlas bronzé et penché, les quatre membres agissant pour porter le faix d’un monde, et sur son col, par un contraste extraordinaire, le petit bambin riant, moelleux, dont la chair enfantine a la délicatesse et la grâce d’une fleur. Surtout il y a une douzaine de peintures mythologiques et d’allégories par Tintoret ou Véronèse, d’un tel éclat, d’une séduction si enivrante, qu’un voile tombe des yeux, qu’on découvre un monde inconnu, un paradis de délices situé au-delà de toute imagination et de tout rêve. Quand le Vieux de la Montagne transportait dans son harem ses jeunes gens endormis pour les rendre capables des