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à Rome par la potence. Ainsi fleurit à Venise une littérature de bouffonneries et de paillardises qui, tempérée par les galanteries de Parabosco, repoussera de plus belle avec les sonnets de Baffo. Jugez des lecteurs par le livre, et des hôtes par le logis. Par cette échappée, on aperçoit à demi le caractère intérieur des hommes dont les peintres nous ont transmis la figure sensible, et on y démêle les principaux traits qui expliquent l’art contemporain, la grandeur orgueilleuse qui convient aux maîtres incontestés d’une telle république, l’énergie brutale et fécondante qui survit aux âges d’action virile, la sensualité magnifique et impudente qui, développée par la richesse accumulée et par la sécurité définitive, s’étale et jouit de toute la clarté du ciel.

Reste un point, le sentiment même de l’art. On le trouve partout à Venise en ce temps-là, chez les particuliers, dans les grands corps de l’état, chez les patriciens, dans les gens de la classe ordinaire, jusque dans ces naturels grossiers et positifs qui, comme l’Arétin, ne semblent nés que pour faire chère lie et exploiter autrui. Ce qui leur reste de noblesse intérieure s’épanouit de ce côté-là. Leur dévergondage et leur audace sympathisent sans effort avec l’image embellie de la licence et de la force ; ils trouvent dans les géans musculeux, dans les larges beautés nues, dans la pompe architecturale et luxueuse des peintures un aliment approprié à leurs instincts vigoureux et débraillés. La bassesse morale n’exclut point la finesse sensuelle ; au contraire, elle lui fait le champ libre, et l’homme penché tout entier d’un seul côté n’en est que plus propre à démêler les nuances de son plaisir. Arétin s’incline avec vénération devant Michel-Ange, il ne lui demande rien, sinon un de ses croquis « pour en jouir pendant sa vie et l’emporter avec lui dans la tombe. » Avec Titien, il est bon ami, naturel et simple ; son admiration et son goût sont sincères. Il parle de la couleur avec une justesse et une vivacité d’impression dignes de Titien lui-même.. « Seigneur, lui dit-il[1], mon cher compère, en dépit de mes habitudes, aujourd’hui j’ai dîné seul ou plutôt en compagnie des dégoûts de cette fièvre quarte qui ne me laisse sentir la saveur d’aucuns mets ; je me suis levé de table, rassasié de l’ennui désespérant avec lequel je m’y étais mis ; puis, appuyant mon bras sur le plat de la corniche de la fenêtre, et laissant aller dessus ma poitrine et presque tout le reste de ma personne, je me suis mis à regarder l’admirable spectacle des barques innombrables qui, remplies d’étrangers et de Vénitiens, réjouissent non-seulement les assistans, mais encore le Grand-Canal… Tout d’un coup voici deux gondoles

  1. Livre III. p. 49. On peut voir sur l’Arétin une étude très complète dans la Revue du 15 octobre, 1er novembre et 15 décembre 1834.