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les solliciteurs et les flatteurs remplissent l’antichambre. « Tant de seigneurs[1], dit-il, me rompent continuellement la tête de leurs visites, que mes escaliers sont usés par le frottement de leurs pieds, comme le pavé du Capitole par les roues des chars triomphans. Je ne crois pas que Rome ait vu un aussi grand mélange de nations et de langues que celui que renferme ma maison. On voit venir chez moi Turcs, Juifs, Indiens, Français, Espagnols, Allemands ; quant aux Italiens, pensez ce qu’il peut y en avoir ; je ne dis rien du menu peuple ; impossible de me voir sans moines et sans prêtres autour de moi,… je suis le secrétaire du monde. » Les grands, les prélats, les artistes lui font la cour ; on lui apporte des médailles anciennes, des colliers d’or, un manteau de velours, un tableau, des bourses de cinq cents écus, des diplômes d’académie. Son buste en marbre blanc, son portrait par Titien, les médailles d’or, de bronze et d’argent qui le représentent étalent aux regards des visiteurs son masque impudent et brutal. On l’y voit couronné, vêtu de la longue robe impériale, assis sur un trône élevé, recevant les hommages et les présens des peuples. Il est populaire et fait la mode. « Je vois, dit-il, mon effigie dans les façades des palais ; je la retrouve sur les boîtes à peignes, sur les ornemens des miroirs, sur les plats de majolique, comme celles d’Alexandre, de César et de Scipion. Je vous assure encore qu’à Murano une certaine espèce de vases en cristal s’appellent les Arétins. Une race de chevaux s’appelle l’Arétine, en souvenir d’un cheval que j’ai reçu du pape Clément et donné au duc Frédéric. Le ruisseau qui baigne un des côtés de la maison que j’habite sur le Grand-Canal a été baptisé du nom d’Arétin. On dit le style de l’Arétin ; que les pédans en crèvent de dépit ! et trois de mes chambrières ou ménagères qui m’ont quitté pour devenir des dames se font appeler les Arétines. » Ainsi protégé et nourri par la faveur publique, il jouit, c’est là sa vie, non pas délicatement et furtivement, mais crûment et à ciel ouvert. « Dépensons, vivons, buvons frais, comme des hommes libres. » — « Je suis un homme libre, » dit-il souvent ; cela signifie qu’il fait ce qui lui plaît et donne pâture à tous ses sens. À cette époque, les nerfs sont encore rudes et les muscles forts ; c’est à la fin du XVIIe siècle que les mœurs tourneront à la fadeur ou à la mièvrerie. En ce moment, les convoitises sont gloutonnes plutôt que friandes ; dans les Vénus que les grands peintres déshabillent sur leurs toiles, le torse est masculin et le regard ferme ; la volupté, âpre et franche, ne laisse aucune place à la mignardise ni au raffinement. Arétin a été vagabond et soldat, et ses plaisirs s’en ressentent. On fait bombance chez lui ; il y a « vingt-deux femmes dans sa maison,

  1. Lettere, tome Ier, p. 208. Il vint à Venise en 1527.