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disposition primitive et principale, je veux dire l’aptitude à mettre la poésie dans la vie sensuelle et le talent de joindre ensemble la jouissance et la beauté. C’est ce naturel national que les peintres représentent dans leurs types, c’est lui qu’ils flattent dans leur coloris, ce sont ses œuvres et ses alentours qu’ils étalent dans leurs soies, leurs velours et leurs perles, dans leurs balustres, leurs colonnades et leurs dorures. On le voit plus clairement chez eux qu’en lui-même. Ce sont eux qui l’ont dégagé, précisé, incorporé dans une forme visible. Partout les grands artistes sont les hérauts et les interprètes de leur peuple, Jordaens, Crayer, Rubens en Flandre, Titien, Tintoret, Véronèse à Venise. Leur instinct et leur intuition les font naturalistes, psychologues, historiens, philosophes ; ils repensent l’idée qui constitue leur race et leur âge, et la sympathie universelle et involontaire qui fait leur génie rassemble et organise en leur esprit, avec les proportions véritables, les élémens infinis et entrecroisés du monde où ils sont compris. Leur tact va plus loin que la science, et la créature idéale qu’ils produisent à la lumière est le résumé plus fort, l’image concentrée et plus vive, la figure achevée et définitive des créatures réelles parmi lesquelles ils ont vécu. Ils reprennent le moule dans lequel la nature a coulé les choses, et qui, chargé d’une fonte réfractaire, n’a encore fourni que des formes grossières et ébréchées ; ils le vident, ils y versent leur métal, un métal plus souple, ils chauffent leur fournaise, et la statue qui sous leur main sort de l’argile répète pour la première fois les vrais contours du moule que les coulées précédentes, encroûtées de scories et lézardées de cassures, n’avaient pas su figurer.

A présent considérons le moment où ils apparaissent. En tout temps et en tout pays, ce qui suscite les œuvres d’art, c’est un certain état complexe et mixte qui se rencontre dans l’âme lorsqu’elle est située entre deux époques et partagée entre deux ordres de sentimens : elle est en train de quitter le goût du grand pour le goût de l’agréable ; mais en passant de l’un à l’autre elle les réunit tous les deux. Il faut qu’elle ait encore le goût du grand, c’est-à-dire des formes nobles et des passions énergiques, sans quoi ses œuvres d’art ne seraient que jolies. Il faut qu’elle ait déjà le goût de l’agréable, c’est-à-dire le besoin du plaisir et le souci de l’ornement, sans quoi elle s’occuperait à des actions et ne s’amuserait pas à des œuvres d’art. C’est pourquoi on ne voit naître la passagère et précieuse fleur qu’au confluent de deux âges, entre les mœurs héroïques et les mœurs épicuriennes, — au moment où l’homme, achevant quelque pénible et longue œuvre de guerre, de fondation ou de découverte, commence à se reposer, regarde autour de lui et songe à décorer pour son agrément la grande bâtisse nue dont ses mains ont posé les assises et édifié les murs. Auparavant il