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de sang versé, de dévastations, de terreurs, l’énormité même du compte ouvert par les Druses aux représailles, la certitude bien acquise que ces représailles ne feraient que les affaires de la Porte, tout prédisposait les familles atteintes par le massacre à ne pas repousser une liquidation fort inégale sans doute, mais qui laissait au point d’honneur local la double excuse de la force majeure et de l’intérêt bien entendu. Les chefs druses, plus satisfaits encore d’une solution qui transformait l’effrayant passif de leur caste en simple dette morale, ne négligeaient rien de leur côté pour encourager cette tendance raisonnée à l’oubli. Dans le mouvement si remarquable des mutations immobilières de l’arrondissement du Chouf pour l’exercice 1862-63, mouvement en grande partie occasionné, nous l’avons dit[1], par le règlement d’anciennes créances qui, sous le régime précédent, renonçaient même à se produire, on a pu voir que les trois quarts des cessionnaires étaient des Druses, et que les deux tiers des acheteurs étaient des chrétiens. Ces deux chiffres donnent tout à la fois la mesure du subit empressement de l’autorité druse à rendre justice aux chrétiens, et de la sécurité qu’en si peu de temps elle était parvenue à inspirer à ceux-ci. Elle poussait l’habileté ou l’équité jusqu’à prononcer invariablement en leur faveur dès que le litige était douteux.

Le moudir de l’arrondissement, l’émir druse Mélehem Raslan, à qui revient en bonne partie l’initiative de cet intelligent système de dédommagemens et d’avances, mettait une sollicitude non moins calculée à comprimer chez les siens toute réminiscence suspecte. La Porte, qui, en trouvant momentanément son compte à l’assoupissement des haines de 1860, n’entendait pas cependant le laisser dégénérer en léthargie, en fit elle-même l’expérience. Après avoir passé l’éponge sur le dossier de quatre mille six cents assassins druses, elle avait mis prudemment en réserve deux cent quarante de ces brigands, qui furent transportés, avec recommandation expresse de les bien accueillir, à Tripoli de Barbarie, où l’on comprend qu’ils n’avaient rien oublié, qu’ils avaient pu même beaucoup apprendre au contact du fanatisme africain. Dans le courant de 1863, le progrès inquiétant de la pacification remit en mémoire à la Porte que l’exil des brigands en question n’était que temporaire, et elle en lâcha coup sur coup, sans crier gare à Davoud-Pacha, deux détachemens sur les districts mixtes. Le premier y rentra en chantant ses chants de guerre, en évoquant bruyamment au passage devant les amis retrouvés les souvenirs communs de 1860, et dans la première effusion du retour, sous le choc de ces

  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1865, p. 167.