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TRISTAN.

Je ne m’en défends pas. La gourmandise est une preuve de bonne santé, et la bonne santé est le plus beau fleuron de l’amour. Foin des amans chétifs, malingres, souffreteux, qui s’en vont tout mélancoliquement ad patres au milieu des pleurs, des gémissemens, des regrets et des désespoirs !… Moi, quand j’aime, j’aime à rire, et l’on ne rit bien qu’en se portant bien. Des amans robustes et gaillards, il est vrai, sans rime ni raison, se lamentent, se désolent et se suicident par partie de plaisir ; mais les malheureux ne savent pas vivre, et je n’aurais garde de les imiter. L’amour, c’est la gaîté du cœur, la joie de l’âme, l’enivrement de tout notre être ; c’est un soleil dans la nuit, un printemps dans l’hiver, un long éclat de rire dans la vie. Ainsi pensaient nos pères de joyeuse mémoire, et ils avaient raison, pâques Dieu ! Vive l’amour qui fait rire ! Eh quoi ! mademoiselle, vous n’êtes pas encore partie ?

GABRIELLE.

Un dernier mot ! Qu’allez-vous dire à Marie, monsieur le rieur ?

TRISTAN.

D’abord que je l’aime.

GABRIELLE.

Et puis ?…

TRISTAN.

Que je l’enlève.

GABRIELLE, effarouchée.

Plaît-il ?

TRISTAN.

Oh ! le plus convenablement du monde, je vous jure. J’ai tout préparé à cette intention. J’ai aperçu par là une échelle contre un prunier ; avec son aide, Marie franchira le mur ; de l’autre côté nous attend une voiture qui nous conduira à la gare du Nord ; là, nous prendrons le premier train qui partira soit pour Londres, soit pour Bruxelles. Oh ! je n’ai rien oublié… Pour la distraire pendant le voyage, j’ai bourré mes poches de bonbons et de chatteries, pralines à l’ananas, caramels variés, fondans au lait de coco, voire une demi-douzaine de ces petits pains français qu’elle adore… (Tirant un sac). En voulez-vous ?

GABRIELLE, souriant.

Je vous remercie… Et une fois à l’étranger ?…

TRISTAN.

J’écris immédiatement à son père, qui ne peut plus faire autrement que de consentir à notre mariage. Vous voyez, mademoiselle, que mes intentions sont honnêtes et que vous ne devez pas hésiter plus longtemps…

GABRIELLE.

A porter ce billet à Marie ? Non, en effet, si vous l’exigez encore après tout ce qui me reste à vous dire. Je laisse à votre honneur et à votre délicatesse le soin de décider.