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aujourd’hui d’en traiter arbitrairement une seule parcelle ? On peut même dire que le cycle évangélique serait incomplet, si, au matériel concret, positif de l’histoire de Jésus, telle qu’elle est rapportée par les synoptiques, le canon ne joignait pas une conception de cette histoire autorisant le penseur religieux à la saisir dans toute sa spiritualité, en toute indépendance de la « lettre qui tue » et de la « chair qui ne sert de rien. » Rien n’empêche donc le lecteur chrétien de continuer à nourrir son sentiment religieux des grandes idées, des grandes paroles que contient le quatrième Évangile, et il en contient beaucoup. Si la variation est libre, le thème est authentique. Qu’importe au fond que telle parole ait été ou non positivement prononcée par Jésus, si elle ressort directement de son esprit et de ses principes ? Il n’est pas à croire que le maître ait jamais formulé. comme le fait le quatrième Évangile, la sublime déclaration : « Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent l’adorent en esprit et en vérité. » Une telle phrase est trop frappée au coin de la phraséologie personnelle de l’évangéliste pour provenir directement de Jésus ; mais est-elle autre chose que le résumé de tous ses enseignemens sur la prière, et n’est-elle pas déjà contenue dans cette autre parole, cette autre perle que les témoins à charge contre lui rapportèrent devant le sanhédrin et dans laquelle Jésus envisageait comme possible et en soi comme peu importante la destruction du temple visible où, selon l’idée juive, on devait rendre le seul culte légitime ? Combien d’autres belles sentences du quatrième Évangile ne donneraient pas lieu à une observation toute semblable ! M. Strauss a fait quelque part cette remarque ingénieuse, qu’à chaque instant le quatrième Évangile fait dire à Jésus à la première personne ce que tout cœur chrétien lui dit à la seconde. Qu’on applique cette remarque aux assertions de Jésus sur lui-même particulières à ce livre, et l’on verra comme elle est vraie. C’est seulement dans le quatrième Évangile que Jésus se pose devant le monde entier en disant de lui-même : Je suis la vérité, je suis le chemin, je suis la vie. Supposons qu’il n’ait jamais articulé de telles paroles : celui qui sait puiser sa vie religieuse dans la sienne hésitera-t-il un moment à dire au divin maître qu’en effet pour lui il est tout cela ? Ne craignons rien pour les grandes figures comme celle de Jésus des opérations et des fluctuations de la critique historique. En admettant qu’elle en retranche quelques traits légendaires, comme elle permet de les approcher de plus près en écartant le nimbe dont les entourait la poésie ou le préjugé des siècles, elle fait qu’on les voit plus réelles, plus vivantes, et qu’on peut mieux que jamais savourer le charme de leur ineffable beauté.


ALBERT REVILLE.