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Oserait-on affirmer par exemple que jamais on ne mettra la main sur un manuscrit de ces évangiles des Nazaréens, des Hébreux, des Égyptiens, etc., qui balancèrent jusque dans le IIIe siècle l’autorité des Évangiles devenus seuls canoniques ? Après tout, pour la question étudiée ici, la critique n’en est pas réduite à spéculer sur le pur inconnu. Nous avons, chemin faisant, relevé un fait que l’on peut dire avéré, à savoir que les écrits de Justin Martyr et le roman des Clémentines contiennent sur l’histoire évangélique deux ou trois données dont les parallèles sont enregistrées seulement par le quatrième Évangile, et que pourtant les deux auteurs ne les ont pas puisées là. Il faut donc qu’ils aient eu entre les mains un document relatif à l’histoire de Jésus, et qui n’était ni le quatrième Évangile, ni l’un des synoptiques, mais qui a pu servir de transition pour passer de ceux-ci à celui-là. Du reste il ne faudrait pas attendre d’une telle découverte la réintégration du quatrième Évangile parmi les sources historiques positives. Ce serait le document retrouvé qui aurait droit à ce titre, mais non le commentaire de l’auteur canonique. La valeur propre du quatrième Évangile doit être cherchée dans une autre sphère que l’histoire ; la valeur de ce livre est et demeure essentiellement religieuse.

Il est des esprits qui se refuseront pourtant à lui reconnaître une valeur religieuse quelconque, du moment que l’autorité historique de l’ouvrage sera révoquée en doute. Ce sont ceux surtout qui, en fait de critique, ne connaissent que le fameux dilemme : « ou imposteur ou véridique, » dilemme fort commode, mais avec lequel la critique n’aurait pas une heure à vivre. En fait, ce dilemme est faux, d’une indigne fausseté, et parfaitement inapplicable aux œuvres antiques. Est-ce donc que les immortels dialogues où Platon fait tenir à Socrate un langage que celui-ci n’a certainement jamais tenu ont perdu quelque chose de leur valeur interne depuis que les modernes ont pu se convaincre que le Socrate de Xénophon est aussi réel que celui de Platon l’est peu ? Ou bien dira-t-on que ce qui est licite dans la littérature philosophique ne saurait l’être dans la littérature religieuse ? On oublie donc que l’un des procédés constans des écrivains mystiques, — et le quatrième Évangile est un livre très mystique, — a été précisément de faire agir et parler les objets de leur plus profonde vénération. Qui jamais a songé à se scandaliser des divins dialogues dus à la plume de l’auteur de l’Imitation ? Et pourquoi ce qui est permis à la fin du moyen âge ne le serait-il pas au n° siècle, à une époque d’ailleurs où il n’y avait pas encore d’Évangiles canoniques et où par conséquent les récits évangéliques n’avaient pas encore subi cette espèce d’embaumement, de fixation sacrée, qui nous défendrait