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à l’ombre qui le suit à travers la plaine. Un esprit ainsi disposé attachera-t-il aux réalités historiques l’importance que nous leur attribuons ? Pour lui, il y a deux mondes, le monde des idées, qui est le vrai, le réel, le seul qui vaille la peine qu’on y pense, puis le monde matériel, qui ne signifie quelque chose que s’il est la répercussion de celui-ci. De là à traiter l’histoire et ses réalités avec une extrême liberté dans la persuasion que plus on en conforme les descriptions à l’idée que ces réalités ont dû certainement refléter, plus on reste dans la vérité pure, il n’y a pas même l’épaisseur d’un cheveu.

Assurément il y aurait de l’arbitraire à dire d’avance d’un auteur ancien, fût-il même alexandrin, que tel est le point de vue auquel il s’est placé pour raconter une histoire ; mais, dans l’espèce, le quatrième évangéliste ne nous y invite-t-il pas lui-même ? Seul, parmi les historiens canoniques, il raconte que le corps de Jésus fut percé d’un coup de lance par un des soldats que Pilate avait envoyé détacher les crucifiés du Calvaire, et qu’il sortit du côté percé « du sang et de l’eau. » Que l’on observe bien comme il appuie sur ce phénomène et comme il entend que son lecteur y attache avec lui une signification de premier ordre ! Mais pourquoi cette insistance ? Est-ce pour que l’on en tire la conséquence que la mort de Jésus était bien réelle ? Non certes, de son temps on ne s’occupait pas de ces misérables difficultés-là. C’est que, pour lui, l’eau et le sang sont les symboles matériels de deux forces spirituelles, l’une qui purifie, l’autre qui vivifie, et le fait visible n’est si important à ses yeux que parce qu’il révèle la vérité invisible, savoir que les fidèles seront purifiés et vivifiés par l’esprit personnel du Christ. Comprend-on maintenant pourquoi il tient tant à fixer le jour de la mort de Jésus, non pas, comme les synoptiques, au lendemain du jour où l’on mangeait la pâque, mais le jour même où le repas symbolique avait lieu parmi les Juifs ? C’est Jésus qui est la vraie pâque, et il faut que le type et l’anti-type coïncident. C’est pour le même motif qu’il relève la circonstance que les soldats ne rompirent pas les jambes de Jésus comme celles de ses compagnons de supplice : la loi portait en effet qu’aucun des os de l’agneau pascal ne devait être rompu. Dans tout cela, le symbolisme est manifeste. Nous pourrions citer bien d’autres exemples encore, mais il est inutile de les multiplier. Oui, l’auteur du quatrième Évangile est un idéaliste pour qui l’idée est tout, le fait rien ou très peu de chose. L’homme pneumatique, l’homme de l’esprit sait pénétrer à travers le voile épais des apparences matérielles et saisir la réalité supérieure dont celles-ci ne peuvent être que le signe ; l’homme de la chair n’en est pas capable, et c’est pour lui surtout que l’idée doit se revêtir de matière pour qu’il en ait du moins une