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forçant d’être impartial envers lui, on court risque de tomber dans des excès d’indulgence. Quel parti les fauteurs de l’alliance prussienne, heureusement rares et impopulaires, ne pourraient-ils pas tirer des passages de la lettre impériale qui placent parmi les causes du conflit la situation géographique de la Prusse, mal délimitée, ou qui expriment le désir de voir s’accroître l’homogénéité et la force de cette puissance dans le nord ? Le publiciste, l’historien, le littérateur politique, même l’orateur parlementaire, eux qui jugent les faits accomplis dans leur pure matérialité, qui ne sont responsables ni des effets ni des causes, qui n’ont point à résoudre dans le vif les questions régies par le droit écrit ou l’équité, peuvent se permettre sans péril et comme en passant ces considérations générales ; mais nous retournerions à l’état de nature, si la mauvaise configuration géographique de son pays pouvait être invoquée par M. de Bismark devant un tribunal européen comme un titre justificatif de ses entreprises contre le Danemark et contre le droit fédéral allemand. Où nous mènerait un semblable argument appliqué au droit civil ? C’est seulement par l’impunité qui protège trop souvent les crimes de la force que la politique se soustrait aux règles du droit. En vérité, les plaintes de la Prusse touchant sa configuration ont quelque chose de comique. Elle se trouve mal faite ; qu’elle s’accuse elle-même, car c’est elle qui s’est faite ainsi. Née d’une sécularisation de possessions ecclésiastiques, formée, accrue d’acquisitions récentes obtenues par la violence et la ruse, elle a pris ce qu’elle a pu et n’a le droit de reprocher à personne la délimitation bizarre et embarrassante que ses spoliations heureuses lui ont donnée. La Prusse tient sa dernière acquisition des traités de 1815 ; la politique prussienne, après nous avoir traités dans l’invasion avec une cruauté que la France n’a point oubliée, se fit sa part dans la curée en s’emparant des provinces rhénanes. Ce serait une ironie amère que de convier la France, pour l’amour de la symétrie, à seconder la Prusse dans les efforts qu’elle peut faire pour joindre par une solide soudure ces provinces excentriques au corps du royaume des Hohenzollern.

Il n’est guère possible d’échapper à ces dangers d’interprétation dans la rédaction de manifestes impériaux. Ce qui nous touche dans la lettre de l’empereur, ce ne sont point les inductions accessoires qu’on en peut tirer, ce sont les conclusions positives qui ont préoccupé surtout l’éminent écrivain. Les deux affirmations considérables de la lettre sont la déclaration qui repousse toute idée d’agrandissement et celle qui annonce la neutralité de la France. Les conditions que l’empereur met à la modération et à la neutralité de notre pays ne nous paraissent point incompatibles avec la série des événemens probables. La France repousse toute idée d’agrandissement territorial tant que l’équilibre européen ne sera point rompu ; elle ne songerait à l’extension de ses frontières que si la carte de l’Europe venait à être modifiée au profit exclusif d’une grande puissance. L’hypothèse