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de tout le bonheur que peut donner la terre, allant à l’autel pour épouser un homme que j’aimerais et qui m’aimerait, et mourant avant d’y arriver. Eh bien ! vous savez encore que l’idée de ce bonheur de la terre disparaissait devant celle du bonheur d’aller à vous. Je me suis figuré encore que je mourais subitement, que je mourais assassinée, empoisonnée (ce qui n’est pas du tout probable), et toujours pourtant cette pensée : à vous, mon Dieu ! mon Dieu, prenez-moi ! était la plus forte. Rien n’a jamais pu rendre pour moi la mort effrayante, rien n’a pu rendre pour moi le mot de mort lugubre. Je le vois toujours là, clair, brillant. Rien ne peut le séparer pour moi de ces deux mots charmans : amour et espoir. Et vous ne m’accorderiez pas de mourir sans crainte ! Oh ! non, mon père adoré, vous ne le ferez pas, n’est-ce pas ? car je suis votre enfant. Vous ne pouvez pas me refuser, je vous aime ! Vous savez tout ce que vous avez promis à ce mot !

« Bénissez-moi, mon Dieu !

« Il y a en moi un drôle de mélange de vanité et d’embarras ; ma vanité fait que souvent j’ai envie de parler devant les personnes dont l’opinion a du prix à mes yeux ; je voudrais alors montrer que je suis à la hauteur de certains sentimens et de certaines connaissances, puis tout d’un coup je me trouve gauche, embarrassée, et je sens que si je voulais parler, les mots ne viendraient pas, et tout mon désir de me produire disparaît. Je prends vite l’air d’être à la fois indifférente et ignorante, dans la crainte qu’on ne me soupçonne de comprendre et qu’on ne m’adresse la parole. Cela m’est arrivé avec l’abbé Martin l’autre jour. J’avais eu envie de lui demander si c’était présomption à moi de toujours penser au ciel quand je pense à la mort. Par deux ou trois mots qu’il m’a dits, j’ai cru voir qu’il ne me croyait pas capable de m’occuper de choses sérieuses, qu’il craignait de m’ennuyer par une conversation sur des sujets trop graves : alors l’envie m’a prise de lui montrer qu’il n’en était pas ainsi ; mais voilà que, dès que j’ai voulu parler, je me suis sentie rougir, puis m’embarrasser, et alors je me suis dit : « Oh ! comme c’est plus facile de ne rien savoir, ou du moins d’en avoir l’air, même de passer pour une sotte ! La ! la ! quelle bêtise de m’imposer de temps en temps ce petit supplice pour me donner un moment de vanité satisfaite, et au bout du compte pour montrer quoi ? Je suis bien contente que tout le monde me croie plus ignorante encore que je ne le suis. Bienheureux les pauvres d’esprit ! Ceci vaut mieux que toute science, et surtout que toute vanité. »

« Mon Dieu ! tout vous est possible, je ne murmure pas contre les épreuves que vous envoyez en ce monde ; seulement, mon Dieu, acceptez cette prière que je vous fais avec tant de foi, d’un échange d’épreuves. Guérissez Albert, donnez-moi sa maladie, faites-m’en souffrir longtemps pour me rendre digne de mourir, puis laissez-moi aller à vous. Voyez, mon Dieu, ce sera toujours une épreuve, car moi aussi ils me regretteront ; ce n’est donc pas pour leur épargner l’épreuve que je vous demande de transformer celle-ci. Je reconnais que le seul moyen d’être à vous, c’est d’être éprouvée. Mon Dieu l tout vous est possible, souvenez-vous du centenier, souvenez-vous de la fille de Jaïre ; eux vous disaient avec foi : « Seigneur,