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ne tient qu’à un fil, et encore ce fil ne se rompt-il pas sans d’affreuses souffrances !

« Oh ! n’est-on pas quelquefois tenté de se dire : C’est vrai ? Dieu, cet être immense, incompréhensible, tout-puissant, a bien certainement le droit de créer ses créatures à différens usages, les unes à la peine, les autres au bonheur. Qu’y pouvons-nous ? Pas même murmurer : ce serait absurde. Nous sommes assurément vis-à-vis de Dieu moins que la pâte dont le potier fait différentes choses, ou la cire que le sculpteur façonne à son gré. Je suis moins devant Dieu que le grain de poussière qui voltige devant moi. Ne dois-je pas lui être tout aussi indifférente ?…

« J’avais des pensées pareilles hier, assise sur la fenêtre devant cette belle vue, et alors, soufflées peut-être par un des anges qui s’intéressent à moi, sont venues à mon esprit ces paroles si consolantes : que le moindre de nos cheveux est compté. Ainsi nos peines ont donc toutes un but. Oh ! je sens qu’il m’est bon d’être éprouvée. Cela me fait penser à Dieu et me rend, j’espère, un peu meilleure. Et puis (autre parole céleste qui m’est aussi venue) : bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés….. »

Alexandrine à Pauline de La Ferronnays. — « Oh ! Pauline, comme les roses que je voyais dans l’avenir se sont changées en épines ! Toutes mes fleurs sont séchées ou penchent la tête. Est-ce que la rosée d’un beau jour ne la leur fera jamais relever ?

« J’ai été surprise de cette parole d’Eugénie, mais j’en ai été surprise apathiquement. Et peut-être (dans la disposition où je suis) ne suis-je point affligée de lui entendre dire : Pourquoi aurais-je envie de trouver rien de plus doux que la mort ! Oh ! heureux, oui, heureux, ceux qui peuvent aimer cette terrible chose, et dont la foi est assez vive pour la leur faire regarder comme le plus grand bonheur ! Toutes les délices de la terre ne pourraient donner à Eugénie autant de bonheur que cette grave prédilection….. »

« Il vit, Pauline, mais je n’ai plus d’espoir. C’est une chose qui se perd si difficilement que je ne l’ai encore perdu que ce soir malgré la quantité de fois qu’on m’a déjà dit qu’il pouvait mourir d’un instant à l’autre… Oh ! mais il est si difficile, même quand on l’a éprouvé une fois, de croire que ce que l’on chérit puisse mourir ! Je suis là seule dans sa chambre, lui dormant, seule à penser qu’il est mourant, sans mère, sans sœurs, sans frères, dans les bras desquels je puisse un instant faire éclater mon horrible douleur, moi qui dans toutes les occasions de la vie ai toujours eu un si grand besoin d’épanchement !… Il faut donc que j’écrive pour ne pas suffoquer…

« Voilà donc le but de notre pauvre amour !… dix jours de bonheur dans pas encore deux ans de mariage, et s’aimant autant qu’on peut aimer ! Oh ! Dieu ! dix jours… car je n’ai pas été plus de dix jours entièrement sans craintes pour sa santé. Dieu m’a préparée lentement, imperceptiblement même, peut-être par pitié, car j’ai toujours mieux aimé les longues douleurs que les secousses.

« Je suis donc là à calculer à froid ce que je deviendrai. D’abord, ô mon Dieu ! que cet ange chéri ne souffre plus, comme il l’a déjà tant fait, et que