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resté exposé plusieurs heures au moment du départ de Naples. Le malaise se transforma rapidement en une violente inflammation de poitrine, et pendant plusieurs semaines la vie d’Albert de La Ferronnays fut en péril. Ce fut alors que se révéla pleinement la profondeur de l’amour de Mlle Alexandrine d’Alopeus. Quelque temps après le départ de la famille La Ferronnays, Mme et Mlle d’Alopeus, accompagnées du prince Lapoukhyn, partirent pour Rome. Dès le soir de leur arrivée, Mlle d’Alopeus, ignorante du voisinage. d’Albert et du danger qu’il traversait alors, fit un de ces rêves qui sont comme les avertissemens obscurs de la nature, ou plutôt comme les messagers invisibles que s’envoient entre elles les âmes éprises.


« Cette nuit du jeudi au vendredi (du 2 au 3 mai), je fis un rêve si sinistre que, dès que je fus levée, j’allai m’asseoir sur le lit de maman pour le lui raconter. Le voici, je m’en souviens, et d’une manière très distincte. Je m’étais vue avec Albert et maman au-dessus d’un enfoncement de terrain qui contenait un grand nombre de croix placées sur des tombes. Albert m’avait dit : Auriez-vous bien le courage de marcher au milieu de toutes ces croix ? Je m’en sentais une étrange frayeur, mais je me disais intérieurement : Puisqu’il me le demande, oui. Alors je pris la main de maman et la fis descendre et faire avec moi un tour au milieu de ces tombes ; de là je levai les yeux sur Albert, qui était resté en haut, et je me sentais contente d’avoir eu la force de faire ce qui, dans mon rêve, m’avait inspiré tant de répugnance avant qu’Albert me l’eût proposé.

« Je disais à, maman : C’est un mauvais rêve, c’est un mauvais signe, et je crois que cela nous fit parler de la santé d’Albert. Elle me dit que, lors même qu’il n’y aurait d’autre obstacle entre Albert et moi que cette santé peu rassurante, il faudrait y penser ; mais jamais je ne voulus admettre que cela en fût un. »


Bientôt la réalité vint confirmer tristement le rêve. La nouvelle de la maladie d’Albert arrivait à Rome, et Mlle Alexandrine, mise ainsi en demeure de déclarer si elle était, comme sa mère, d’avis que cette faible santé fût un obstacle, donna sa courageuse réponse dans les lignes suivantes adressées à Mlle Pauline de La Ferronnays :


« Pauline, je suffoque ! je n’ai personne à qui parler de mes atroces angoisses, je t’écris. Dieu ! que n’es-tu là ! Et figure-toi que dans ce moment d’inquiétude si poignante maman vient de me dire qu’il faudrait peut-être, par conscience, ne pas me laisser épouser un homme d’une santé si menaçante, quand ce sont précisément les chagrins qui lui font du mal et le bonheur qui le remet !

« Oh ! mon Dieu, ne prends pas ma vie, puisque ce serait faire son malheur, mais du reste fais-moi, à moi seule, et non aux autres, souffrir tout