Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/951

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et la veille j’avais même cru l’apercevoir dans une église, mais je m’étais trompée… Je remontai enfin. Je l’ai regardé avec indifférence, je ne l’ai pas trouvé beau, quoiqu’il me semble avoir remarqué l’expression de ses yeux et qu’il me fît une impression agréable. Quant à lui, il m’a dit depuis que cette première vue avait décidé de son amour pour moi, qu’il avait conté cette vive impression à ses amis, qu’ils en avaient ri, et qu’alors il avait cessé de parler de moi. » Elle l’aima en se laissant aimer, en laissant son cœur se remplir lentement de la tendresse qu’il y versait chaque jour, et il arriva enfin un moment où cet amour, affectueusement accepté, déborda en elle-même, où il n’y eut plus un coin de son âme qui ne fût pénétré de sa pensée.

L’amour de M. Albert de La Ferronnays et de Mlle Alexandrine d’Alopeus fut un des moins contrariés que l’on puisse citer. Cependant il eut ses obstacles, en sorte que par eux aussi put se vérifier cette parole du livre qui est plus que tout autre l’évangile des amans, c’est-à-dire les drames de Shakspeare : « le cours du véritable amour ne fut jamais paisible. » D’abord les parens voulurent prudemment essayer la force de cet amour par l’épreuve de l’absence. Il fut décidé qu’Albert de La Ferronnays quitterait Naples, où les deux familles vivaient alors dans une intimité de tous les jours, et irait passer l’hiver à Rome. Comme on devait s’y attendre, l’épreuve fut surmontée avec un courage et une loyauté exemplaires, car non-seulement les deux amans se soumirent à la décision de leurs parens, mais ils voulurent de leur plein gré en augmenter la sévérité en prenant la résolution formelle de ne pas s’écrire pendant tout le temps de cet exil. Une seule fois ils se permirent d’enfreindre leur résolution, et encore l’aimable faute n’en fut-elle pas à eux, mais à un jeune frère qui, par charité pour leurs souffrances mutuelles, avait obtenu quelques lignes de Mlle d’Alopeus. Voici ce billet, ainsi que la réponse d’Albert de La Ferronnays à son frère Fernand ; nous les transcrivons pour ce sentiment de loyauté scrupuleuse, pour cette sainte horreur du mensonge à laquelle se reconnaissent les âmes nobles.


« Fernand, n’ayant pu obtenir de moi de vous écrire, a fini par me dire que vous le désiriez, et cela m’a décidée. Au nom de Dieu, et si vous m’aimez, soyez heureux, soyez heureux à tout prix, à mes dépens, de quelque manière que ce soit, pourvu que cela n’offense pas Dieu. C’est pourquoi il ne faut affliger votre père en rien ; faites tout ce qu’il veut et quand il le voudra. Aimez-en une autre, je vous jure que j’aimerais mieux vous savoir heureux en en aimant une autre que triste en continuant à m’aimer. Votre bonheur, quel qu’il soit, fera le mien. Permettez-moi d’avoir Fernand pour confident : il vous aime tant, il me semble, — plus encore que vos sœurs