Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/950

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sœurs. Cela nous amusait. Après le dîner, Pauline et Eugénie eurent leur toilette à faire, et elles rentrèrent pour cela dans leur chambre avant que je fusse redescendue. Leurs deux petites sœurs jouaient ensemble du piano. Fernand était donc à peu près en tiers avec nous. Il trouvait cela gauche, il plaisantait, il disait qu’il allait dormir, et pour s’isoler davantage, disait-il, il se couvrit en riant la figure d’un mouchoir. Au bout de quelque temps (Albert et moi nous causions près de la cheminée), je voulais m’en aller, car je pensais qu’il ne paraîtrait guère convenable que je restasse plus longtemps en haut seulement avec les frères de mes amies et leurs petites sœurs ; mais je traînais, ne pouvant m’y décider, lorsque Albert m’effleura très légèrement le front de ses lèvres, et ce fut si rapidement que j’en restai encore plus étonnée. Je fus fâchée, et, sans rien dire, je pris gravement mon châle et je redescendis.

« Seule, chez moi, je ne pus que penser, mais je ne savais que penser. Décidément j’étais fâchée, et il me semblait que notre délicieuse existence venait de changer d’aspect et à son désavantage. Je n’étais plus sûre dans ce moment-là de l’aimer autant, et j’espérais qu’il ne descendrait pas avant que maman fût rentrée, ou que quelqu’un fût en tiers avec nous. Malte vint, et bientôt après Albert, l’air très triste. Quand il le put, il me dit que je l’avais bien affligé par mon regard. Il parut repentant, et il ne chercha pas à s’excuser ; mais son éloquence fut si grande, il parla si bien, que tout nuage s’enfuit de mon âme. »


On vient de voir comment M. de La Ferronnays aimait Mlle Alexandrine d’Alopeus ; mais elle, comment l’aimait-elle ? car il est à peine besoin de dire que dès son origine cet amour fut partagé. Cela est beaucoup plus délicat à démêler et à exprimer ; tout ce que la lecture de ces pages permet d’affirmer, c’est qu’il ne saurait y avoir plus de mutualité dans l’amour en même temps qu’une plus grande diversité dans les formes de l’affection. Autant la passion du comte de La Ferronnays apparaît fébrile et tourmentée, autant la tendresse de Mlle d’Alopeus apparaît confiante et sereine. L’estime est la base solide sur laquelle dès le premier jour s’appuya cet amour ; elle aima Albert non pour ces qualités brillantes et tout en dehors qui d’ordinaire attirent les âmes jeunes, mais pour ces qualités plus cachées et plus précieuses que l’on ne songe à estimer que lorsqu’on a reconnu combien les premières sont trompeuses ; elle l’aima pour sa modestie, son humilité, sa piété. Aussi ne faut-il chercher ici rien qui ressemble à ce fameux coup de foudre des dangereuses passions spontanées, rien de ce mouvement irrésistible qui pousse deux âmes au-devant l’une de l’autre pour s’étreindre et s’embraser. Voici en quels termes elle raconte elle-même sa première entrevue avec M. de La Ferronnays. « Je ne remontai que longtemps après qu’on m’eut avertie que le frère de Pauline de La Ferronnays était là-haut. J’avais cependant très envie de le voir,