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du sentiment que M. de La Ferronnays éprouvait pour Mlle d’Alopeus et l’état d’esprit dans lequel la passion l’avait jeté. Pendant plusieurs jours, M. de La Ferronnays resta comme accablé de remords pour l’acte si naturel qu’il avait commis et qu’il se reprochait comme un excès d’audace, presque comme un abus de confiance et une trahison. Voici en quels termes à la fois respectueux et triomphans il raconte ce méfait à M. de Montalembert, qui eut quelque peine à le persuader que son crime n’était ni aussi noir ni aussi irrémédiable qu’il se le figurait.


«….. Cher bon, tu vas m’en vouloir, mais il faut que je te parle de moi. Depuis ma dernière lettre, que de choses se sont passées ! Je ne croyais pas possible de résister à tant de bonheur. Je t’ai parlé de son journal, qu’elle m’a donné à lire. Après avoir lu et relu ce livre, et en la connaissant avoir appris à l’aimer plus que jamais, j’arrivai à la fin, qu’elle m’avait interdite, enfermant dans une bande de papier les pages qui contenaient pour moi plus que la vie. Tu vas te récrier contre cet abus de confiance : qu’aurais-tu fait à ma place ? Je luttai plusieurs jours, mais enfin, dans un moment de délire, j’enlevai ce faible obstacle. Et là je ne tenterai pas de te dire ce que je devins, je l’ignore moi-même. Elle m’aime, mon cher. Comprends-tu ce que je veux dire ? Elle a de l’amour pour moi !… Le moment où je lui appris ma trahison fut affreux. Il y avait du mépris dans ses yeux. L’enfer ne fait pas tant souffrir. Je fus longtemps à me remettre ; mais enfin ma faute est oubliée, et elle ne m’en veut plus de savoir son secret. Je ne parle pas de ce qui se passe en moi, tu le devines. »


La timidité respectueuse est le signe des affections légitimes et bénies, comme la décision hardie est le signe des passions interdites ou coupables. Si profond que soit l’amour, si irrésistible que soit l’entraînement, dès que vous voyez apparaître une certaine impétuosité hardie, soyez sûr qu’il y a dans une telle passion quelque chose que la conscience n’autorise pas, que le ciel ne bénit pas, ou bien que l’âme, sans qu’elle s’en doute le plus souvent, n’est poussée en avant que par un instinct latent de non-estime qui l’encourage à tout oser. Mais comme cette timidité respectueuse embellit l’amour tout en le protégeant ! comme, loin de lui rien faire perdre de son ardeur, elle prête un charme souverain à ses moindres hardiesses ! L’indiscrétion du livre bleu ne fut pas la seule audace de M. de La Ferronnays ; il y en a une autre encore plus téméraire qu’on peut appeler l’épisode du baiser. Parmi les peintures de l’amour que nous ont laissées les romanciers, est-il beaucoup de détails plus gracieux et plus purs que celui-ci ?


« Ma mère dînait chez le Comte Stakelberg, ainsi que les parens d’Albert ; moi, il me fut permis de dîner en haut avec Fernand, Albert et leurs quatre