Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/948

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mes pensées, tous mes désirs. J’ai tellement pris l’habitude de la voir, d’être avec elle, qu’il me semble qu’elle est à moi, qu’on ne peut plus me l’enlever. Quand je l’entends louer, j’en suis heureux et fier. Elle me parle souvent de toi, et si tu savais de quelle manière ! Je pourrais être jaloux, je te le jure. Je te raconterai cela quand nous nous reverrons. Si tu savais, mon bon ami, comme tu me manques, comme je t’aime ! Moi, autrefois si malheureusement confiant avec tout le monde, tu es aujourd’hui le seul à qui j’ouvre entièrement mon cœur ! »


Ce récit contient quelques curieux exemples de l’exagération. charmante où la passion sait entraîner les âmes jeunes et innocentes. Mlle Alexandrine d’Alopeus, ne voulant pas le tromper sur son caractère, lui remit successivement, comme marque de confiance, deux petits cahiers où elle écrivait ses pensées : d’abord un petit livre vert, ensuite un petit livre bleu. Dans le petit livre vert, il découvrit que le cœur de Mlle d’Alopeus avait éprouvé antérieurement à leur rencontre un commencement d’affection. Voici l’état dans lequel le plongea cette lecture.


« 6 heures du matin. — J’ai la fièvre. La nuit que je viens de passer à lire ce petit livre m’a donné un accès de folie. C’est en vain que je voudrais décrire les divers sentimens qui ont rempli mon âme : tristesse pour ses souffrances, épanouissement de tendresse, jalousie jusqu’aux larmes, enfin de l’amour, amour qui me tue…

« Il est six heures du matin, et je ne me suis pas encore couché. Je ne puis dormir. J’ai seulement besoin de la voir, de lui parler, de lui dire tout ce qu’elle me fait souffrir… »


L’impression que lui laissa la lecture du livre bleu fut de tout autre nature, ainsi qu’en témoigne le passage suivant du journal de Mlle Alexandrine d’Alopeus.


« Je chantais au piano l’air de la Muette : « Oh ! moment enchanteur, » lorsqu’Albert, vis-à-vis de moi et me parlant debout, me demanda ce que je penserais, s’il avait lu dans le livre bleu ce que j’avais caché avec le plus de soin. Je fus effrayée, mais je répondis que j’étais bien sûre qu’il en était incapable. « Si je l’avais fait ? — C’est impossible, je ne le croirai jamais. — Je l’ai fait ! — Non. » Mon angoisse allait un peu croissant, cependant je refusais absolument de le croire. « Voulez-vous que je vous cite une phrase pour vous convaincre ? — Vous ne pourriez pas, vous l’inventeriez. — Je crois que j’aime Albert, » me dit-il alors en me regardant le plus profondément possible. Mes yeux, qui étaient levés sur les siens, retombèrent, mais non sans avoir changé de regard, de manière à l’attrister pour toute la soirée. Certes je ne sentis pas dans ce moment-là que je l’aimais ; mais cela revint bientôt quand je le vis tout à fait malheureux, »


Cet épisode du livre bleu occupe une place importante dans l’histoire de cet amour naissant et caractérise à merveille et la nature