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où les souvenirs de la restauration sont encore dans tous les esprits, où le romantisme, s’insinuant dans la religion, vient d’enfanter parmi la jeunesse catholique ce parti qui s’est appelé le néo-catholicisme, où le goût littéraire du moyen âge a fait revivre le culte des vieilles légendes, où le jeune ami du comte de La Ferronnays, M. de Montalembert, écrit l’histoire de sainte Elisabeth de Hongrie et où tout à l’heure l’abbé Lacordaire, revêtu du froc du dominicain, va ressusciter par la chaleur de son éloquence tous les actes de la chevalerie monacale du passé. Voilà le côté essentiellement transitoire des sentimens exprimés dans ce livre, et nous le marquons une fois pour toutes, afin de revenir à ce qu’ils ont de durable et de correspondant aux sentimens de toutes les générations.

Mais l’amour est un maître d’une audacieuse jalousie, et dès qu’il prend possession d’un cœur, il ne craint pas de le disputer à Dieu lui-même. M. de La Ferronnays l’éprouva bientôt. Peu à peu l’idole envahit son âme au point d’en bannir toute autre pensée, et alors il entra dans cet état redouté de toutes les personnes pieuses qui s’appelle l’état de sécheresse ou d’aridité. Quelques passages du journal où Albert de La Ferronnays notait ses impressions expriment avec une candeur naïve la tristesse qu’il ressentit lorsque, la piété se retirant de lui, il se vit seul face à face avec les incertitudes et les angoisses d’un amour mondain.

«… Combien cet état de froideur fatigue et impatiente ! On sent au fond du cœur le besoin d’éprouver ces émotions dont on jouit si rarement, et l’on ne peut repousser je ne sais quel obstacle qui les retient loin de vous. Depuis quelque temps, je sens tarir en moi les sensations ravissantes que l’amour de Dieu seul me faisait éprouver. Je voudrais être seul pendant plusieurs jours. Je sens que mon âme a besoin d’être retrempée. Je crois vraiment que les habitudes sont plus puissantes que les principes. A Rome, j’étais positivement meilleur. J’éprouvais tant de bonheur à remplir exactement tous mes devoirs ! Je me sentais si attendri en entrant dans une église, et mon cœur était rempli d’une foi si vive ! Il me semble que tout cela est affaibli. Et quelle différence dans mon amour ! Jamais ce que j’ai fait hier ne me serait venu dans la pensée J’étais si heureux de mon admiration silencieuse ! Je jouissais de contempler son âme, et un sentiment délicieux, pur, désintéressé, m’agitait alors et allumait en moi un enthousiasme si plein de dévotion ! Pourquoi lui ai-je dévoilé ce qu’elle me fait éprouver ? Mes sentimens ont-ils changé de nature ? Qu’importait-il qu’elle lût dans mon âme ? Quelle folie s’est donc emparée de moi, pour qu’en m’approchant d’elle j’aie cessé de m’oublier moi-même et de voir en elle un ciel impossible à atteindre ! — J’en rougis. — Comme j’ai dû lui faire pitié ! Et quel étonnement j’ai dû lui causer ! »

Le 6 juin. — « Mon Dieu ! je vous en prie, donnez-moi la ferveur que je