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longtemps différée par respect humain ou excès de scrupuleuse déférence envers les convenances mondaines et opérée par le coup de foudre d’un irréparable malheur, voilà tout ce livre. C’est assez dire qu’il faut chercher l’intérêt de ce récit moins dans des péripéties dramatiques que dans les sentimens des personnages et pour ainsi dire dans les mélodies que rendent leurs cœurs sous la main de ces puissances souveraines qui s’appellent l’amour, la nature, la grâce divine. Ce sont ces mélodies que nous voulons faire entendre au lecteur en ne faisant intervenir le commentaire que pour montrer le lien qui les unit et raconter les circonstances qui les expliquent.

C’est à Rome, le 17 janvier 1832, que le héros de cette histoire, M. Albert de La Ferronnays, rencontra pour la première fois la personne distinguée qui devait décider du bonheur de sa rapide existence, — Mlle Alexandrine d’Alopeus, née d’un père suédois longtemps ministre de Russie à Berlin et d’une mère dont la rare et persistante beauté soutenait avec un tel avantage le dangereux voisinage de la jeunesse de sa fille que cette parole fut dite un jour par un admirateur : « on ne sait jamais si on aime la fille pour la mère ou la mère pour la fille. » Dès les premières entrevues, M. de La Ferronnays aima Mlle d’Alopeus d’une passion ardente et compliquée, où la ferveur du prosélytisme religieux occupa d’abord autant de place que l’amour, si bien qu’on n’aurait pu dire ce qui dans la personne d’Alexandrine l’intéressait le plus, — son âme ou sa beauté. Cette complication de religion et d’amour est ce qui constitue l’originalité de cette passion, ce qui lui donne son caractère propre et en fait le charme un peu triste. Les exagérations, les vivacités de langage et de conduite, qu’on a coutume de nommer les folies amoureuses, ne sont point absentes de cet amour plus que de tout autre ; seulement ici c’est la religion qui les inspire, et non -plus la fantasque et païenne imagination.

On pourrait presque dire que M. de La Ferronnays sut qu’il aimait Mlle d’Alopeus par la vivacité du désir qu’il éprouva de la voir abjurer le luthéranisme et entrer dans l’église catholique. Si vif était en effet ce désir qu’il donnait à M. de La Ferronnays un genre de courage que l’amour seul ne donne jamais, le courage de risquer de déplaire. Voici ce qu’on lit dans le journal de Mlle d’Alopeus, à la date du 5 février 1832, quelques jours à peine après leur première entrevue : « J’allai avec Mary M…, ma jeune voisine, entendre chanter les religieuses à la Trinité-du-Mont. J’y vis M. de La Ferronnays, comme j’appelais alors Albert, toujours à genoux. Il m’intéressait sans que je m’en rendisse compte, et surtout je me sentais déjà une singulière confiance en lui, car, en sortant de l’église, me trouvant près de lui, je lui dis combien j’aurais voulu