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liberté morale, c’est dans le sujet qu’il faut le chercher, c’est dans le sein de cette cause qui se sent elle-même, tandis qu’elle ne connaît toutes les autres que par leurs manifestations externes. Se représenter cette cause intérieure sous la forme des phénomènes externes, n’est-ce pas comme si on voulait changer un cercle en carré ? L’observation extérieure ne vous donne que des phénomènes ; dans la conscience, il y a tout à la fois le sentiment d’une activité productrice et des phénomènes produits ; c’est le sentiment de cette activité productrice continue qui nous fournit les idées appelées métaphysiques, les idées de cause, de substance, d’existence, d’unité, etc. C’est également dans ce sentiment intérieur que nous puisons l’idée de la liberté. En quoi consiste précisément cette idée, c’est ce qu’il n’est point facile de dire ; mais le sens intime nous atteste que nous avons un tel pouvoir, quoi qu’en puisse dire la physiologie.

En même temps que l’expérience subjective nous atteste notre liberté avec une évidence éclatante, la conscience morale nous en démontre la nécessité, et Kant n’a pas eu besoin d’autres preuves que celle-là ; car s’il est un ordre de choses auquel nous devons coopérer par nos actions, il est de toute évidence qu’un tel devoir suppose le pouvoir, nul n’étant tenu à l’impossible. En conséquence on doit admettre avec Kant l’existence de deux règnes, comme il les appelle, le règne de la nature et le règne de la liberté : le premier, où domine la nécessité, où chaque phénomène est déterminé par un phénomène antérieur, d’après un mécanisme rigoureux ; le second, où des volontés raisonnables se savent assujetties à une loi idéale, loi qui ne peut agir physiquement, mécaniquement sur elles, et qui, tout en déterminant leur action d’une façon en quelque sorte métaphysique, leur laisse leur entière spontanéité. C’est par là, suivant Kant, que la personne se distingue de la chose. De là vient le droit, c’est-à-dire l’accord de la liberté de chacun avec la liberté de tous.

Le devoir et le droit sont des forces, mais non des forces physiques et mécaniques, agissant suivant la loi de la nécessité. A proprement parler, ce sont des idées, et ces idées suffisent pour empêcher l’action ou la déterminer. Lorsque le besoin que j’ai d’une chose s’arrête devant le droit d’autrui, on peut dire que c’est la série mécanique des phénomènes de la nature qui vient se choquer contre une idée. Il n’y a pas de commune mesure entre ces deux choses, et c’est ce qu’on exprime en opposant le fait au droit, la force à la justice. L’esclavage, quel qu’il soit (civil ou politique), a pour effet de changer la personne en chose, de faire retomber l’homme du règne de la liberté dans le règne de la nature, et de