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liberté morale, peut-elle subsister, si l’on représente la vie, ainsi que le fait M. Claude Bernard, comme un enchaînement déterminé de phénomènes tels que, l’un étant donné, l’autre s’ensuive toujours d’après des lois nécessaires ? La physiologie n’entre-t-elle pas ici en conflit avec la psychologie et avec la morale ? M. Claude Bernard essaie de les concilier en distinguant le fatalisme du déterminisme. Suivant lui, ces deux idées, bien loin d’être identiques, sont absolument contraires. Le fatalisme suppose une force aveugle, capricieuse, indéterminée, agissant au hasard, sans raison, sans règle, sans loi : c’est donc tout l’opposé du déterminisme, qui admet la liaison des phénomènes suivant des lois fixes et rationnelles.

Cette explication du fatalisme est un peu hasardée, et on pourrait dire qu’elle est amenée par les besoins de la cause. Sans doute, dans la mythologie antique, le fatum était bien quelque chose de semblable à cette force aveugle et capricieuse dont parle M. Claude Bernard. Les anciens se la représentaient comme une divinité jalouse, qui élevait ou abaissait, rendait heureux ou malheureux, par pur caprice, ses victimes ou ses favoris. Aujourd’hui encore on voit les joueurs croire à quelque divinité occulte de ce genre, qu’ils appellent la chance, et qui se joue de toutes les combinaisons, de tous les desseins ; c’est bien là en effet une sorte de fatalisme, mais ce n’est pas là le fatalisme philosophique.

On en peut distinguer de deux espèces, ou le fatalisme géométrique de Spinoza, ou le fatalisme physique de Hobbes, de Collins, de Lamettrie. Dans le fatalisme géométrique, tous les phénomènes de l’âme humaine se déduisent de son essence aussi logiquement, aussi nécessairement que les propriétés du triangle se déduisent de la définition du triangle. Dans le fatalisme physique, tous les phénomènes de l’âme ne sont autre chose que des faits physiques soumis aux mêmes lois de nécessité que les autres phénomènes physiques. Or on conviendra aisément que, si les actions de l’âme sont gouvernées par les mêmes lois que la chute des pierres, on ne voit guère par où elles mériteraient d’être appelées libres. Le mot de liberté n’exprimerait que la partie inconnue des causes de nos actions : à mesure que ces causes seraient connues, la part de la liberté diminuerait d’autant, et lorsque toutes ces causes seraient déterminées, la liberté disparaîtrait absolument. On ne voit donc pas comment le déterminisme physique pourrait se concilier avec l’idée de la liberté morale.

Renvoyer la liberté, comme le fait M. Claude Bernard, au domaine des causes occultes et des causes premières, peut s’entendre sans doute-dans un bon sens ; mais je fais observer que les causes extérieures des phénomènes physiques sont aussi des causes