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grandes forêts. Leurs ombres funèbres s’allongent à l’infini dans l’eau rougeâtre et vont se perdre dans la nuit, qui a déjà posé son linceul sur la haute mer.


29 avril. — La tour de Saint-Marc.

J’ai promis de t’écrire sur la peinture vénitienne, et de jour en jour je diffère. Il y a trop de grandes œuvres, et l’œuvre est trop originale ; on a trop de sensations, on vit ici trop pleinement et trop vite ; on est comme dans une forêt verte et drue ; il est bien plus commode de s’asseoir et de regarder que de chercher un sentier ou d’embrasser un ensemble ; on se laisse aller, on devient paresseux ; on se souvient toujours qu’il faut voir ou revoir ceci ou cela. On finit par être las de corps et d’âme ; on se dit : à demain. Le lendemain, il vient une idée nouvelle. Par exemple, aujourd’hui au lever du jour, je suis monté sur la tour de Saint-Marc.

Du haut de la tour, on aperçoit Venise et toute la lagune ; à cette hauteur, les ouvrages de l’homme ne semblent jamais qu’un ouvrage de castors ; la nature reparaît, telle qu’elle est, seule subsistante, énorme, à peine grattée ou tachée çà et là par notre petite vie éphémère. Tout est sable et mer ; on n’aperçoit qu’une grande surface plate, barrée au nord par une muraille de pics neigeux, sorte de domaine intermédiaire entre l’élément sec et l’élément humide, lande inféconde, bariolée de sables ternes et d’eaux luisantes. Des îlots rouges, lavés par la marée qui baisse, ont de vagues reflets d’ardoise. Alentour, les chenaux tortueux, les flaques immobiles enchevêtrent le désordre infini de leurs formes et les nielles métalliques de leurs eaux plombées. C’est un désert, un désert étrange et mort. Rien de vivant sauf une flottille de barques qui rentrent et oscillent sous leurs voiles orangées. De temps en temps, au-delà du Lido, un jet de soleil entre les nuages pose sur la grande mer une raie éclatante pareille à un éclair d’épée qui trancherait un manteau sombre. On peut rester ici des heures, oublier tout intérêt humain devant le dialogue uniforme des deux grandes choses, le ciel concave et la terre plate, qui occupent l’espace et toute la scène de l’être. Des troupes de nuages blonds roulent entre les deux au souffle du vent de mer. Ils arrivent tour à tour contre le croissant aminci et luisant de la lune ; elle infatigablement enfonce sa lame dans leur massif, comme une faucille dans une moisson de blés mûrs.


H. TAINE.