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pis pour lui si au bout de l’année son gain est moindre qu’il n’a prévu ! tant pis pour lui s’il est nul, tant pis pour lui s’il perd ! Il a été d’avance obligé de faire sa déclaration sous serment. S’il est convaincu d’en avoir dissimulé une portion, il paie une grosse amende, et outre cela il est passible des peines imposées aux faussaires. Des espions préposés à cet office font une enquête sur lui, calculent ce qu’il dépense par jour, tant pour son loyer, tant pour ses employés ou domestiques, tant pour sa nourriture ; puis ils conjecturent son bénéfice d’après sa dépense et là-dessus contrôlent sa déclaration. Cela fait une sorte d’inquisition qui décourage toute industrie. Dans cette misère et dans cette inertie, les étrangers seuls ont de l’argent ; on se les dispute. Nulle part en Italie la vie n’est à si bon marché pour un voyageur ; une barque pour une journée entière coûte cinq francs ; au moindre signe, les gondoliers se précipitent ; ils se font concurrence, ils vous supplient de les prendre à la semaine et vous offrent des rabais ; point de ville où un homme de médiocre fortune et amateur du beau serait mieux pour se trouver riche et pour suivre ses rêves ; il suffit d’oublier la politique. Il est vrai que les Vénitiens ne l’oublient pas. Une paysanne à qui je demandais si dans ce pays-ci on aimait les Autrichiens me répondit : « Nous les aimons, mais dehors (fuori). » Mon pauvre vieux gondolier, me parlant de sa misère, ajoutait en manière de consolation : « Garibaldi fera quelque chose. » — Il parait qu’ici tout le monde, jusqu’au maire, magistrat officiel, est patriote. On sait qu’en 1848 le peuple, armé de morceaux de dalles cassées, a chassé les soldats autrichiens et qu’il s’est défendu avec un courage opiniâtre après la défaite des Piémontais à Novarre. Quand l’escadre française, dans la dernière guerre, parut en vue de la ville, ce fut un délire, et, qui plus est, un délire contenu. Au premier coup de canon de la flotte, la révolte allait éclater ; gens du peuple, gondoliers, tous étaient prêts. Plusieurs sont devenus fous en apprenant l’armistice. Beaucoup ont émigré et sont établis depuis en Lombardie ; ils ne peuvent s’accoutumer à la pensée que Venise, qui, seule en Italie pendant tant de siècles avait échappé aux étrangers, demeure seule en Italie aux mains des étrangers : figurez-vous dans une famille cinq ou six sœurs qui deviennent des dames, et la dernière, la plus belle, la charmante Cendrillon qui reste servante !

Mais, servante ou dame, elle est toujours pour un voyageur la plus gracieuse et la plus poétique de toutes ; il faut faire effort quand on la regarde pour songer aux intérêts graves, aux affaires politiques ; autrichienne ou italienne, c’est une fée. On voudrait habiter ici ; quel songe on ferait pendant six mois ! quelle promenade de plaisir dans les arts et dans l’histoire ! Il y a un bréviaire à la bibliothèque de Saint-Marc que Hemling, le grand peintre de