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Le personnel du théâtre est aussi piteux que possible. Les figures des musiciens sont à peindre ; on dirait de vieux tailleurs crasseux et fatigués. Le souffleur souffle si haut que sa voix fait une basse continue. Marie Stuart, en robe de velours noir, a des mains de portière ; certainement elle fait elle-même sa cuisine et balaie sa chambre ; du reste elle a de la vigueur, une sorte d’énergie furieuse et brutale. Elisabeth, fardée d’un pied de rouge, enharnachée de fanfreluches et de verroteries, lui répond d’une voix étranglée et sifflante ; ce sont deux femmes de la halle qui se prennent de bec. Pour engager Mortimer à assassiner sa rivale, elle se démène comme une possédée. Tous chargent horriblement ; peut-être cela est-il nécessaire pour un parterre italien. On a rappelé trois fois Marie Stuart après la scène où elle injurie Elisabeth.

Ce n’est qu’un théâtre secondaire. La Fenice et les principaux sont fermés. La nation y est si hostile à l’Autriche qu’un noble, indifférent ou politique, n’oserait y aller ; ce serait un signe d’allégresse, il serait hué. Devant de pareilles dispositions, il faut bien que les théâtres tombent. Au reste, tout tombe. La Giudecca, qui est un port énorme, n’a presque point de navires ; le commerce et les affaires vont à Trieste. La ville est coupée du Milanais par les douanes. On n’y travaille pas ; la tristesse alanguit tous les efforts comme tous les plaisirs ; les nobles vivent cloîtrés dans leurs terres ; beaucoup de palais se dégradent, quelques-uns semblent abandonnés. Sur cent vingt mille habitans, il y a quarante mille pauvres, dont trente mille à l’aumône et inscrits sur les registres de secours. J’ai vu le rapport du podestat comte Piero Luigi pour les quatre dernières années. Sur 780,000 florins de dépense, il y en a 10,000 pour l’instruction, 129,000 pour la bienfaisance, et encore 94,000 pour la charité publique. Je suis allé à l’hôpital des fous, et j’en ai les statistiques ; c’est la pellagre, la mauvaise nourriture, l’excès de la misère, qui fournissent le plus d’aliénés. Il faut dire que les impôts sont accablans. On me cite une maison qui rapporte mille florins et en paie quatre cents d’impôts. Un podere, c’est-à-dire une terre avec une maison d’habitation, rend onze cent trente livres et en paie cinq cents. Une autre maison à Venise est louée deux cent trente-huit florins et en paie soixante-quatre. En général, un bien foncier paie le tiers de son revenu. Ce gros morceau, une fois dévoré, les dents du fisc travaillent sur une autre pièce de la chose imposable. Outre les droits de succession, de transmission, de consommation et autres, outre l’impôt payé par le logis et l’impôt levé sur la patente du commerçant, il y a une sorte d’income-tax comme en Angleterre. Selon le négociant qui me donne ces détails, cette taxe est du vingtième. Un commerçant paie le vingtième de ses bénéfices présumés, un employé le vingtième de son salaire. Tant