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le modèle comme l’artiste, réduit à cinq ou six sentimens énergiques, emploie à les éprouver sa sensibilité intacte et concentre en. un effort des facultés complètes qui plus tard s’émousseront par la jouissance et se disperseront sur les détails.

Avec le XVIe siècle, toutes les grandes passions finissent. Les tombeaux deviennent de grandes machines d’opéra. Celui du doge Pesaro, mort en 1669[1], n’est qu’une gigantesque décoration de cour qui monte entassant son luxe emphatique. — Quatre nègres vêtus de blanc, courbés sur des coussins, soutiennent le second étage, et leurs faces de moricauds grimacent sur leurs corps de portefaix ; entre eux, par un contraste grossier, parade un squelette. Pour le doge, il se rejette en arrière avec une importance de grand seigneur, qui dirait : fi donc ! à des malotrus. Des chimères rampent à ses pieds, un baldaquin se déploie sur sa tête, et des deux côtés des groupes de statues étalent leurs mines déclamatoires ou sentimentales. — Ailleurs, dans le tombeau du doge Valier[2], on voit l’art quitter la boursouflure pour la mignardise. L’alcôve mortuaire s’enveloppe dans un vaste rideau de marbre jaune broché de fleurs que relèvent une quantité de petits anges nus, folâtres comme des amours. Le doge a la dignité d’un magistrat, et sa femme, frisée, ridée, dans ses étoffes tortillées, retrousse délicatement sa main gauche avec un air de douairière. Plus bas, une victoire de trumeau couronne le bon vieillard, qui semble parent de Bélisaire, et tout alentour des bas-reliefs présentent des groupes de femmes gracieuses et sensibles qui font des gestes de salon.

Tout cela est de l’art gâté, mais c’est encore de l’art ; je veux dire que le sculpteur et ses contemporains ont un goût personnel et véritable, qu’ils aiment certaines choses dans leur monde et dans leur vie, qu’ils les imitent et les embellissent, que leurs préférences ne sont pas une affaire d’académie, une œuvre d’éducation, une pédanterie de livres, une préférence de convention. Rien d’autre dans notre siècle. Pour la froideur, la fadeur, la recherche, le tombeau de Canova exécuté sur ses propres dessins est ridicule : une grande pyramide de marbre blanc occupe tout le champ de la vue ; la porte est ouverte, c’est là que l’artiste veut reposer, comme un pharaon dans son sépulcre. Vers la porte s’avance une procession de figures sentimentales, des Atalas, des Eudores, des Cymodocées, un génie nu qui dort éteignant sa torche, un autre qui soupire, la tête tendrement penchée, comme le jeune Joseph de Bitaubé. Un lion ailé pleure désespéré, le museau sur ses pattes, et ses pattes

  1. Aux Frari.
  2. Mort en 1656, mais le tombeau est du XVIIIe siècle ; — à San-Giovanni.