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renaissance, qui réduisait l’art à la noblesse classique, l’a vraiment amoindri, comme les puristes de notre XVIIe siècle ont appauvri le riche langage du XVIe.

A mesure qu’on avance, on voit se dégager quelque trait de l’art nouveau. Dans le tombeau du doge Antonio Venier, mort en 1400, le paganisme de la renaissance affleure par un détail de l’ornementation, — les niches à coquille. Tout le reste est encore anguleux, fleuronné, effilé délicatement, gothique, la sculpture comme l’architecture. Aussi les têtes sont un peu lourdes, maladroites, trop courtes et parfois portées par un col tordu. Les artistes copient le réel : ils n’ont pas encore fait un choix définitif dans les proportions, ils ne savent pas le canon des statuaires grecs, ils sont encore plongés dans l’observation et dans l’imitation de la vie ; mais leurs maladresses sont délicieuses. La Madone, qui aie cou trop penché, serre son fils avec une tendresse si vive ! Il y a tant de bonté, de candeur dans ces têtes de jeunes filles un peu rondes ! Les cinq vierges dans leurs niches à coquille ont une fraîcheur de jeunesse et de vérité si pénétrante ! Rien ne me touche autant que ces sculptures par lesquelles se clôt l’art du moyen âge[1]. Toutes ces œuvres sont inventées, nationales, bourgeoises parfois si l’on veut, mais d’une vitalité incomparable. La domination éclatante et accablante de la beauté classique n’était point venue discipliner l’élan des génies originaux ; il y avait des arts de province, accommodés au climat, au pays, à tout l’ensemble des. mœurs qui les entouraient, encore affranchis des académies et des capitales. Rien au monde ne vaut l’originalité véritable, le sentiment intime et complet, l’âme entière empreinte dans une œuvre ; l’œuvre alors est aussi individuelle, aussi riche de nuances que cette âme. On y croit, le marbre devient une sorte de journal où se sont déposées toutes les confidences d’une vie humaine.

Si l’on fait quelques pas en suivant le cours du siècle[2], on sent diminuer par degrés cette simplicité et cette naïveté de l’art. Le monument funéraire se change en une pompe héroïque. Des arcades rondes développent leur noble courbe au-dessus du mort. Des arabesques courent gaîment sur les bordures polies. Des colonnes se rangent en files épanouissant leur chapiteau d’acanthe ; parfois elles s’étagent les unes sur les autres, et les quatre ordres

  1. Comparez les sculptures du tombeau du dernier duc de Bretagne à Nantes, du tombeau des derniers ducs de Bourgogne et de Flandre à Dijon et à Brou, du tombeau des enfans de Charles VII à Tours.
  2. Tombeaux de P. Mocenigo, mort en 1476 ; — de Marcello, mort en 1474 ; — de Bonzio, mort en 1508 ; — de Loredan, mort en 1509. — Aux Frari, tombeaux de Nicolas, mort en 1473 ; — de Pesaro, mort en 1503.