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siècle[1]. A l’ordinaire, nous ne la voyons pas, elle n’est pour nous qu’un être abstrait ; nous ne nous intéressons à elle que par un raisonnement de la cervelle. Nous la sentons seulement comme un mécanisme compliqué qui nous gêne et nous sert, mais qui en somme dure et ne se détraquera pas. Un rouage cassé, un accroc, si grave qu’il soit, fera un peu baisser la rente, voilà tout. Notre vie, celle de nos proches n’en seront pas compromises ; nous trouverons toujours dans la rue des sergens de ville pour nous protéger ; nos affaires n’en souffriront guère, et nos plaisirs n’en souffriront pas. Depuis que la vie privée s’est séparée de la vie publique, l’état, transporte aux mains du gouvernement, ne semble plus la chose de l’individu. Au contraire, à cette époque, ce qui frappe la communauté blesse au vif le particulier ; les affaires nationales sont ses affaires propres. Quand les Hongrois arrivent devant Venise, on n’a pas besoin de l’exciter pour qu’il coure à la passe de Malamocco ; il s’agit de sa maison, de ses enfans et de sa femme, et il manœuvre sa barque de lui-même, comme aujourd’hui nous manœuvrons les pompes lorsqu’à deux pas de chez nous on crie au feu. Cent soixante ans de guerre contre les pirates de la Dalmatie ne sont pas une œuvre de la raison d’état, un calcul de cabinet, un système élaboré par une douzaine de têtes politiques et d’habits brodés, comme nos expéditions d’Afrique. Navires interceptés, fiancées enlevées à l’église, citoyens captifs mis à la rame, de toutes parts les plaies privées saignent et ressaignent pour changer les particuliers en citoyens. Lorsque plus tard la cité aura bordé la Méditerranée de ses colonies, la même situation maintiendra le même patriotisme. Les Navagieri, ducs de Lemnos, les Sanudo, princes de Naxos et de Paros, les cinq cent trente-sept familles de cavaliers et de fantassins qui ont reçu en fief le tiers de la Crète savent que du salut public dépend leur salut. Une défaite de Venise leur apportera l’invasion, l’incendie, les mutilations, le pal. Quand le Grec, l’Égyptien, le Génois, lancent leurs flottes, quand l’Allemand, le Turc ou le Dalmate remuent leurs armées, le moindre Vénitien, un marchand, un matelot, un calfat sait que son commerce, son salaire, ses membres même sont en danger. Par cette communauté constante, il a pris l’habitude d’agir en corps, de se sentir compris dans la patrie, d’être insulté et blessé en elle et à travers elle, de l’admirer, de dédaigner les autres, de s’admirer lui-même comme le soldat d’une noble armée, conquérante et intelligente, qui marche avec saint Marc, le favori de Dieu, pour général. Ainsi relevé, un homme est bien fort. Comme il se sent grand, il fait de grandes choses ; la

  1. 1594, sous Henri IV ; — 1712, sous Louis XIV ; — 1792, sous la convention.