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d’ombres mouvantes, au bout d’une double frange de boutiques éclairées et joyeuses, on aperçoit Saint-Marc, son étrange végétation orientale, ses bulbes, ses épines, sa filigrane de statues, les creux noircissans de ses porches, sous le tremblotement de deux ou trois lampes perdues.


25 avril. — L’ancienne Venise, Saint-Marc.

Ce qui est propre et particulier à Venise, ce qui fait d’elle une ville unique, c’est que, seule en Europe après la chute de l’empire romain, elle est restée une cité libre, et qu’elle a continué sans interruption le régime, les mœurs, l’esprit des républiques anciennes. Imaginez Cyrène, Utique, Corcyre, quelque colonie grecque ou punique échappant par miracle à l’invasion et au renouvellement universel, et prolongeant jusqu’à la révolution française une vieille forme de l’humanité. L’histoire de Venise est aussi étonnante que Venise elle-même.

En effet, c’est une colonie, une colonie de Padoue, qui s’est sauvée en un lieu inaccessible devant Alaric et Attila, comme jadis Phocée s’est transportée à Marseille pour échapper à de grands dévastateurs semblables, Cyrus ou Darius. Comme les colonies grecques, elle garde d’abord le lien qui l’unit à la métropole. En 421, Padoue ordonne la construction d’une ville à Rialto, envoie des consuls, bâtit une église ; la fille grandit sous le patronage de la mère, puis s’en détache. A partir de ce moment et pendant treize siècles, nul barbare, nul roi germain ou sarrasin ne mettra la main sur elle. Elle n’est point comprise dans la grande enrégimentation féodale ; le fils de Charlemagne a échoué devant ses lagunes, les empereurs francs ou allemands reconnaissent qu’elle ne dépend point d’eux, mais de Constantinople, et cette dépendance qui n’est qu’un nom disparaît vite. Entre les césars dorés de Byzance et les césars cuirassés d’Aix-la-Chapelle, contre les gros vaisseaux des Grecs dégénérés et la pesante cavalerie germaine, ses marécages, son adresse, sa bravoure, la maintiennent libre et latine. Ses vieux historiens commencent leurs annales en se vantant d’être Romains, bien plus Romains que les Romains de Rome, tant de fois conquis et entachés de sang étranger. En effet, elle s’est retirée à temps de la pourriture impériale pour revivre, à la façon militante et laborieuse des anciennes cités, dans un coin abrité où le débordement des brutes féodales ne peut l’atteindre. Chez elle, l’homme ne s’est point alangui dans la simarre de soie byzantine, ni raidi dans la cotte de mailles germanique. Au lieu de devenir un scribe sous la main d’un eunuque de palais ou un soldat aux ordres d’un baron de château-fort, il travaille, navigue, bâtit, délibère et vote, comme