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est peuplé de reliefs et de figures ; la pédanterie du savant et du critique n’est point venue sous prétexte de sévérité et de correction restreindre l’invention vive et le besoin de donner du plaisir aux yeux. On n’est point austère à Venise, on ne s’emprisonne pas dans les prescriptions des livres ; on ne se décide pas à venir bâiller avec admiration devant une façade autorisée par Vitruve, on veut qu’elle occupe et réjouisse tout l’être sentant ; on la brode d’ornemens, de colonnettes et de statues ; on la fait riche et gaie. On y met des colosses païens, Mars et Neptune, et des figures bibliques, Adam et Eve ; les sculpteurs du XVe siècle y agencent leurs corps un peu grêles et réels ; les sculpteurs du XVIe y étalent leurs formes agitées et musculeuses. Rizzo et Sansovino étagent en marbres précieux leurs escaliers magnifiques, leurs stucs délicats, les caprices élégans de leurs arabesques : armures et branchages, griffons et faunesses, fleurs fantastiques, chèvres malignes, toute une profusion de plantes poétiques et d’animaux joyeux et bondissans. On monte ces escaliers de princes avec une sorte de timidité et de respect, honteux du triste habit noir qui rappelle par contraste les simarres de soie brochée, les pompeuses dalmatiques tombantes, les tiares, les brodequins byzantins, les seigneuriales magnificences pour qui ces marches de marbre étaient faites, et l’on est accueilli au sommet des gradins par un saint Marc du Tintoret lancé dans l’air comme un vieux Saturne, avec deux superbes femmes, la Force et la Justice, compagnes d’un doge qui reçoit l’épée de commandement et de combat. Au sommet de l’escalier s’ouvrent les salles de gouvernement et d’apparat, toutes tapissées de peintures ; là Tintoret, Véronèse, Pordenone, Palma le jeune, Bellini, Titien, Bonifazio, vingt autres ont couvert de leurs chefs-d’œuvre les murs et les voûtes dont Palladio, Aspetti, Scamozzi, Sansovino, ont fait les dessins et l’ornement. Tout le génie de la cité en son plus bel âge s’est rassemblé ici pour glorifier la patrie en dressant le mémorial de ses victoires et l’apothéose de sa grandeur. Il n’y a point de pareil trophée dans le monde : batailles navales, navires aux proues recourbées comme des cols de cygnes, galères aux rames pressées, créneaux d’où partent des pluies de flèches, étendards flottans parmi les mâts, tumultueuses mêlées de combattans qui se heurtent et s’engloutissent, foules illyriennes, sarrasines et grecques, corps nus bronzés par le soleil et tordus par la lutte, étoffes chamarrées d’or, armures damasquinées, soies constellées de perles, tout le pêle-mêle étrange des pompes héroïques et luxueuses que cette histoire a promenées de Zara à Damiette et de Padoue aux Dardanelles ; çà et là les grandes nudités des déesses allégoriques ; dans les triangles, les Vertus du Pordenone, sortes de viragos