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et la serpentine incrustent au-dessus des portes leur pierre précieuse et polie. Plusieurs façades sont roses ou bariolées de teintes douces, et leurs arabesques ressemblent aux lacis que la vague dessine sur un sable fin. Le temps a mis sa livrée grisâtre et fondue sur toutes ces vieilles formes, et la lumière du matin rit délicieusement dans la grande eau qui s’étale.

Le canal tourne, et l’on voit s’élever de l’eau, comme une riche végétation marine, comme un splendide et étrange corail blanchâtre, Santa-Maria-della-Salute avec ses dômes, ses entassemens de sculptures, son fronton chargé de statues ; plus loin, sur une autre île, San-Giorgio-Maggiore, tout arrondi et hérissé, comme une pompeuse coquille de nacre. On reporte les yeux vers la gauche, et voici Saint-Marc, le campanile, la place, le palais ducal. Il est probable qu’il n’y a pas de joyau égal au monde.

Cela ne peut pas se décrire, il faut voir des estampes, et encore qu’est-ce que des estampes sans couleur ? Il y a trop de formes, une trop vaste accumulation de chefs-d’œuvre, une trop grande prodigalité d’invention : on ne peut que démêler quelque pensée générale bien sèche, comme un bâton qu’on rapporterait pour donner l’idée d’un arbre épanoui. Ce qui domine, c’est la fantaisie riche et multiple, le mélange qui fait ensemble, la diversité et le contraste qui aboutissent à l’harmonie. Qu’on imagine huit ou dix écrins suspendus au col, aux bras d’une femme, et qui sont mis d’accord par leur magnificence ou par sa beauté.

L’admirable place, bordée de portiques et de palais, allonge en carré sa forêt de colonnes, ses chapiteaux corinthiens, ses statues, l’ordonnance noble et variée de ses formes classiques. A son extrémité, demi-gothique et demi-byzantine, s’élève la basilique sous ses dômes bulbeux, ses clochetons aigus, avec ses arcades festonnées de figurines, ses porches couturés de colonnettes, ses voûtes lambrissées de mosaïques, ses pavés incrustés de marbres colorés, ses coupoles scintillantes d’or : étrange et mystérieux sanctuaire, sorte de mosquée chrétienne, où des chutes de lumière vacillent dans l’ombre rougeâtre, comme les ailes d’un génie dans son souterrain de pourpre et de métal. Tout cela fourmille et poudroie. A vingt pas, nu et droit comme un mât de navire, le gigantesque campanile porte dans le ciel et annonce de loin aux voyageurs de la mer la vieille royauté de Venise. Sous ses pieds, collée contre lui, la délicate loggetta de Sansovino semble une fleur, tant les statues, les bas-reliefs, les bronzes, les marbres, tout le luxe et l’invention de l’art élégant et vivant, se pressent pour la revêtir. Çà et là vingt débris illustres font en plein air un musée et un mémorial ; des colonnes quadrangulaires apportées de Saint-Jean-d’Acre, un quadrige de