Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/806

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais plus divers, plus changeant, plus riche et plus intense que l’autre, formé de tons superposés dont l’alliance est une harmonie. On passerait des heures à regarder ces dégradations, ces nuances, cette splendeur. Est-ce d’un pareil spectacle contemplé tous les jours, est-ce de cette nature acceptée involontairement comme maîtresse, est-ce de l’imagination remplie forcément par ces dehors ondoyans et voluptueux des choses, qu’est venu le coloris des Vénitiens ?


21 avril.

Journée en gondole ; il faut d’abord errer et voir l’ensemble.

C’est la perle de l’Italie ; je n’ai rien vu d’égal, je ne sais qu’une ville qui en approche, de bien loin, et seulement pour les architectures : c’est Oxford. Dans toute la presqu’île, rien ne peut lui être comparé. Quand on se rappelle les sales rues de Rome et de Naples, quand on pense aux rues sèches, étroites de Florence et de Sienne, quand ensuite on regarde ces palais de marbre, ces ponts de marbre, ces églises de marbre, cette superbe broderie de colonnes, de balcons, de fenêtres, de corniches gothiques, mauresques, byzantines, et l’universelle présence de l’eau mouvante et luisante, on se demande pourquoi on n’est pas venu ici tout de suite, pourquoi on a perdu deux mois dans les autres villes, pourquoi on n’a pas employé tout son temps à Venise. On fait le projet de s’y établir, on se jure qu’on reviendra ; pour la première fois, on admire non pas seulement avec l’esprit, mais avec le cœur, les sens, toute la personne. On se sent prêt à être heureux ; on se dit que la vie est belle et bonne. On n’a qu’à ouvrir les yeux, on n’a pas besoin de se remuer ; la gondole avance d’un mouvement insensible ; on est couché, on se laisse aller tout entier, esprit et corps. Un air moite et doux arrive aux joues. On voit onduler sur la large nappe du canal les formes rosées ou blanchâtres des palais endormis dans la fraîcheur et le silence de l’aube ; on oublie tout, son métier, ses projets, soi-même ; on regarde, on cueille, on savoure, comme si tout d’un coup, affranchi de la vie, aérien, on planait au-dessus des choses, dans la lumière et dans l’azur.

Le Grand-Canal développe sa courbe entre deux rangées de palais, qui, bâtis chacun à part et pour lui-même, ont sans le vouloir assemblé leurs diversités pour l’embellir. La plupart sont du moyen âge avec des fenêtres ogivales couronnées de trèfles, avec des balcons treillissés de fleurons et de rosaces, et la riche fantaisie gothique s’épanouit dans leur dentelle de marbres sans jamais tomber dans la tristesse ni dans la laideur ; d’autres, de la renaissance, étagent leurs trois rangs superposés de colonnes antiques. Le porphyre