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sens, de droiture, tandis que trente ans plus tard le théâtre de Regnard et de Lesage, de Dancourt et de Dufresny, accuse sans le vouloir une société qui se décompose. En sommes-nous là, héritiers de 89 ? Assurément non, ce serait plutôt l’inverse : nous assistons à l’enfantement tumultueux d’une société nouvelle. On demande à M. Emile Augier d’être complètement juste envers la France du XIXe siècle. S’il a dessiné depuis vingt ans bien des figures aimables, il ne leur a pas donné assez de vigueur et d’éclat pour qu’elles puissent offrir la contre-partie équitable de ses satires. Il y a donc une lacune dans son œuvre, c’est de ce côté que doit se porter son effort. Notre littérature a vu naître selon les époques la comédie raisonneuse, la comédie larmoyante, la comédie satirique et cruelle ; puisque le théâtre s’essaie aujourd’hui à représenter hardiment un monde où fermentent tant d’élémens contraires, il reste à trouver une comédie plus haute, celle qui châtie et qui console, celle qui ne se contente pas de donner satisfaction à l’esprit de justice, mais qui veut mettre le courage et la joie au cœur des honnêtes gens. A côté des choses qui se dégradent, elle montrerait les choses qui s’épanouissent, à côté des germes de mort les principes de vie. Ce que M. Augier indique çà et là au premier acte de son récent ouvrage, on aimerait à le voir non pas dans le cours du dialogue, mais dans les péripéties de l’action. Des tirades ne suffisent pas, il faut de vivantes figures pour représenter la sève de l’esprit moderne. Oui certes, quels que soient nos vices, il y a autre chose à peindre que la corruption dans le mouvement qui nous emporte. La France elle-même, on le sent bien, appelle une image plus vraie de son activité, de ses désirs, de ses ressources, de l’idéal qu’elle conserve et qui la défend. Parmi tant de symptômes faciles à signaler, je n’en citerai qu’un seul emprunté au domaine du théâtre : le succès inespéré du Lion amoureux, succès encore plus moral que littéraire, n’est-il pas un avertissement pour l’auteur de la Contagion ?

La critique n’est pas tenue d’indiquer les formes nouvelles que réclame une nouvelle conception de l’art ; elle pose le problème, c’est à l’invention de le résoudre ; elle traduit les désirs de l’opinion, c’est au poète d’y répondre. Ne dites pas qu’il est plus facile de flétrir le mal que de glorifier le bien, et que la comédie, privée du fouet de la satire, s’exposerait à la fadeur ; il ne s’agit ni de renoncer à la flagellation du vice, ni de recourir à une vaine sensiblerie. Que faut-il pour répondre au vœu dont nous sommes l’interprète ? Peindre familièrement et hardiment la sève généreuse qui se déploie au milieu de tant d’obstacles, faire apparaître l’idéal à travers les ombres du crépuscule, opposer la vigueur à la décrépitude, l’espoir à la détresse, la renaissance à la mort. Qu’importent les difficultés ? M. Emile Augier, avec son inspiration cordiale et vigoureuse, est en mesure de les vaincre. Après les évolutions multiples de sa pensée, nous lui en proposons une dernière, à laquelle applaudirait la conscience publique, et qui serait pour l’art une précieuse conquête.


SAINT-RENE TAILLANDIER.