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en Tauride est encore allemande[1] ! On peut, il faut étudier les Grecs comme modèles de perfection ; mais Danaé, Hélène, Iphigénie, types éternels de beauté, demeureront toujours pour nous des marbres antiques. Un abîme est entre elles et nous. Le vieil homme qui les avait créées avait tâché d’être heureux en se persuadant que la vie est une fête, et il est tombé à reculons dans cet abîme. L’homme nouveau en sait trop sur la vie humaine pour se contenter de ce brillant mensonge. Il a plus d’expérience, et c’est pour cela que ses conceptions sont plus profondes et plus compliquées. Il a une soif immense de vérité, et c’est pour cela qu’il se tient moins éloigné du réel.

Voilà pour les poètes ; les jugemens de M. Matthew Arnold sur les prosateurs anglais ne sont pas moins sévères. Addison répand ses grâces attiques sur des moralités souvent communes. Jeremy Taylor est un Bossuet provincial. Burke, seul philosophe à peu près entre les publicistes anglais du temps de notre révolution, est un Asiatique. Jeffrey, le fameux critique, a la curiosité de l’esprit et la volubilité du discours ; mais son intelligence, ni large ni profonde, n’a qu’une des trois dimensions des corps solides, la longueur, et il court toujours devant lui. La génération présente ne s’occupe plus de Jeffrey ; nul ne prend souci de relever ses restes et de les mettre de côté ; tout le monde, à cette heure, lui passe sur le corps. Et Macaulay, favori de l’Angleterre pour la prose comme Tennyson l’est pour les vers, faut-il penser, comme le veut M. Arnold, qu’il est le grand apôtre des philistins ? Est-il un rhéteur très anglais, un rhéteur honnête, mais un rhéteur ? Nul écrivain n’a procuré plus de plaisir à ses contemporains, dont il adoptait pleinement les idées et les tendances ; mais à mesure que les générations nouvelles viendront avec leurs idées propres et ne puiseront plus un agréable aliment dans le favori de leurs devancières, y rencontreront-elles du moins cette part de vérité suffisante qui communique éternellement la vie ?

Si lord Macaulay, utilitaire adouci, ne trouve pas grâce aux yeux de M. Arnold, M. Stuart Mill, utilitaire déclaré et même positiviste, ne pouvait être son homme. L’école de Bentham n’a certes pas d’écrivain plus distingué ; mais le raisonnement pressant et même la sincérité entière ne suffisent pas pour faire les grands écrivains, et quand on commence par chasser l’âme de la pensée, elle s’en va aussi de la parole et du style, à moins qu’on ne soit Lucrèce, c’est-à-dire une admirable et bien rare exception.

  1. Nous avons un travail distingué sur cet ouvrage de Goethe : c’est une thèse latine de M. A. Legrelle, connu par des publications d’un vrai mérite.