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ressentir un bon et véritable lakiste. Isolé, enfermé comme il était, Wordsworth demeura jusqu’au bout dans la voie heureuse, mais bornée, de son premier succès. Amoureux de la ballade anglaise, il fit des ballades plus belles que Walter Scott lui-même ; mais il resta balladiste partout, c’est-à-dire partisan d’une certaine poésie mêlée de tons héroïques et de prosaïsmes.

Tennyson, ce favori de l’Angleterre d’aujourd’hui, dont le vers simple, rapide, harmonieux, semble s’inspirer de la pureté antique, ne fait pas illusion à M. Matthew Arnold. « La pensée d’Homère, dit-il, nous est donnée par lui comme elle a jailli de la source ; la pensée de M. Tennyson est filtrée et distillée. » Et en effet Tennyson ne fait pas exception à la loi générale de la poésie anglaise actuelle. Avec tout son art et sa merveilleuse musique, il procède du siècle d’Élisabeth, il en a la fantaisie subtile et curieuse. C’est un beau style assurément que le sien, mais trop ingénieux. Avec le sentiment des grands effets, il ne dédaigne pas les petits[1].

Le cycle des imitateurs du siècle d’Élisabeth est donc épuisé. De quel côté est l’avenir ? Faut-il retourner à Pope et à l’école du bon sens ? Telle n’est pas la pensée de M. Matthew Arnold. Le bon sens n’est une belle et excellente chose qu’à la condition de n’être jamais seul, ou il signifie régime, abstinence et pauvreté. Tout Français qu’il est d’opinions et de libéralisme intellectuel, M. Arnold ne penche pas davantage pour nos poètes du XVIIe siècle. Il est tout à fait Anglais dans sa froideur pour Racine : Racine est à ses yeux un préjugé national ou à peu près. C’est notre prose qu’il nous envie ; nous sommes à ses yeux une nation de prosateurs. Ses poètes, à lui, ont vécu à Athènes. Ce n’est pas qu’il soit privé de cette ouverture d’esprit qui faisait dire à La Fontaine :


J’en lis qui sont du nord et qui sont du midi.


Il ne serait pas un critique très distingué, s’il ne savait pas admirer également Homère, Shakspeare et Dante ; mais il croit que la poésie du temps actuel, s’il doit en avoir une, réunira dans un heureux équilibre les dons de l’imagination et les fruits de la raison. Cet équilibre parfait ne lui semble avoir existé qu’une fois, et c’est dans le siècle de Simonide, de Pindare, d’Eschyle et de Sophocle. Ainsi le critique rejoint le poète, et l’on retrouve ici l’auteur de Sohrab et de Tristram. Parmi les poètes modernes, Goethe est certainement celui que Matthew Arnold reconnaîtrait le plus volontiers pour son maître. Lui aussi, il s’efforce d’être grec, mais que son Iphigénie

  1. Voyez cependant, sur une transformation qui semble s’annoncer chez Tennyson, l’étude de M. Émile Montégut, Enoch Arden, — Revue du 15 mars dernier ;