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oublier ces saillies si amusantes quelquefois, souvent aussi bien rebutantes, d’un charlatanisme presque endémique ? Cependant en un certain sens M. Arnold ne se trompe pas sur ses concitoyens, l’honnêteté est la règle unique des écrivains anglais, comme la direction de soi-même, self-control, est leur seule loi religieuse. Il faut bien qu’elle soit présente à tout esprit bien fait, puisque sans elle il n’aurait plus ni conduite ni boussole.

Ce n’est pas tout, on dit : l’esprit français et le génie anglais ; ces deux mots seuls donnent à entendre combien la culture a de part dans le premier, combien la vertu de la race dans le second. Nommer l’esprit français, c’est donner l’idée d’une puissance composite, variée, qui s’est formée par l’éducation des siècles, seule comparable à l’atticisme dans l’antiquité, parfum de la civilisation moderne, qui, de l’aveu de toute l’Europe, s’exhale de la littérature française. Nommer le génie anglais, c’est rappeler à la pensée une force naturelle qui ne ressemble et n’obéit qu’à elle-même, qui a des sommeils prolongés et des réveils admirables, qui tombe souvent bien au-dessous de son niveau, mais qui de temps en temps jaillit à des hauteurs inconnues. Le génie anglais a Shakspeare, Milton, Newton ; après Shakspeare et Milton, il y a Dryden et Pope, c’est-à-dire assez peu de chose ; après Newton, les analystes anglais du XVIIIe siècle, c’est-à-dire rien. Les grands esprits ont donné à la France une prose qui est la plus parfaite des temps modernes et une poésie qui dispute souvent aux prosateurs le domaine de l’intelligence. Poussez la comparaison jusqu’au bout, vous trouverez, avec M. Matthew Arnold, que la France, grâce à un esprit si ouvert, si cultivé, devait arriver de bonne heure à s’imposer des lois, une tradition, à créer des académies, et que l’Angleterre, jalouse de sa libre énergie, ne pouvait manquer de repousser tout ce qui ferait obstacle à la liberté de son imagination.

On dit habituellement que la littérature anglaise n’a rien perdu à être privée d’une académie influente et presque souveraine. M. Matthew Arnold, qui n’est pas de cet avis, signale l’abaissement considérable du niveau littéraire après les périodes brillantes, et culminantes ; il fait remarquer que l’excellente prose manque surtout à son pays. Il ne faut pas demander aux prosateurs d’un pays qui n’a pas d’aréopage littéraire le fin discernement de ce qui est le mieux dit, sans affectation ni complaisance, de ce qui est juste, mesuré, distingué. Les Athéniens possédaient l’atticisme, dont toute la ville était juge : on connaît l’anecdote de la marchande d’herbes de Théophraste. Les Romains avaient l’urbanitas ; il paraît bien qu’elle était le partage exclusif de la société cultivée de la ville de Borne. La société cultivée de Paris a bien quelques prétentions légitimes à un