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Ne croyons pas, malgré l’invasion de tous ces homérides nouveaux, que ces études savantes soient toujours à leur apogée en Angleterre. Lord Derby ne ramènera pas le temps où l’on citait communément Thucydide en pleine chambre, où les ministres succombaient ou bien remportaient la victoire avec des vers d’Homère dans la bouche. Cette érudition commune et répandue ne se retrouvera plus. L’aristocratie anglaise a suivi le courant du siècle, qui ne porte pas vers les études classiques. Adieu Thucydide et Homère ! adieu Démosthène ! vous n’occuperez plus cette belle place que vous aviez dans la vie et dans la pensée des hommes d’état. Le siècle vous refoule de plus en plus dans les écoles, et tout le monde, même l’aristocratie anglaise, obéit au siècle, surtout en une chose si facile, qui est de vous abandonner. Et cependant comment ne pas se souvenir que le temps où les lords exhalaient leurs âmes fières avec de beaux vers d’Homère[1] était le temps héroïque de cette aristocratie, le temps où elle régnait sans partage sur l’Angleterre, comme l’Angleterre sur l’Europe et sur le monde ?

De nobles inspirations philosophiques et morales, je ne dis pas religieuses (sur ce point il ne laisse voir que des sympathies), avec cela des traditions littéraires et savantes, un libéralisme d’idées qu’il a transporté du cercle des doctrines dans celui de la

  1. Lord Granville se mourait, quand Robert Wood, sous-secrétaire d’état et auteur lui-même d’un Essai sur Homère qui produisit une grande impression sur Goethe, lui présenta les articles préliminaires du traité de Paris (1764). « Je le trouvai, dit Wood, si affaibli que je lui proposai d’ajourner cette affaire ; mais il insista pour que je demeurasse, disant que négliger son devoir ne prolongerait pas sa vie ; puis, répétant en grec le passage suivant du discours de Sarpédon, il prononça avec une emphase particulière le troisième vers, qui rappelait à son esprit la part honorable qu’il avait prise aux affaires publiques : « Ami, si, après nous être dérobés à cette guerre, — nous devions être éternellement affranchis de la vieillesse et de la mort, moi-même je ne combattrais pas au premier rang, — et toi, je ne t’enverrais pas au combat qui illustre les hommes. — Mais puisque des destinées de mort sont suspendues au-dessus de nous, — de mille espèces, et qu’il n’est pas donné a un mortel de les fuir ni de les éviter, — marchons !… ». Lord Granville répéta ce dernier mot plusieurs fois avec une résignation calme et déterminée, et après quelques minutes d’un silence solennel il désira entendre la lecture du traité. Il l’écouta avec grande attention, et recueillit ce qui lui restait de forces pour exprimer l’approbation d’un homme d’état mourant (je répéterai ses propres paroles) « sur la plus glorieuse guerre et la plus honorable paix que vit jamais cette nation. »