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que leurs pareils, pour ouvrir la poésie anglaise à l’esprit moderne ; et c’est peut-être pour cela que leurs deux noms sont demeurés plus grands que les autres. Où est cependant la vérité qu’ils ont fait luire à notre XIXe siècle ? où sont les entraves qu’ils ont brisées ? Avec un talent moins grand que Byron, Shelley a été plus heureux : il a grandi. Sa jeune poésie aux couleurs pâles, mais d’une si riche musique, a gagné les cœurs par les oreilles. On lui tient compte aussi du sens moral, qui manque absolument à Byron. Pas plus que Byron pourtant, il n’a entraîné l’Angleterre : poète titanique tant qu’on voudra, mais après tout amuseur d’oreilles comme les autres. Aucun de ces grands artistes n’a marqué l’Angleterre contemporaine de son cachet : ils n’étaient que des artistes. Ils ont agrandi la part déjà très belle de leur pays dans l’imagination moderne ; ils n’ont pas ouvert de voie nouvelle à l’esprit du XIXe siècle.

Voilà ce que sentait Coleridge, voilà ce qu’il exprimait au hasard de l’inspiration du moment, tantôt confusément, tantôt avec des clartés admirables. C’était le fond de sa philosophie et de sa littérature, un goût de vérité et un rare talent pour la faire aimer, pour en allumer la soif. C’est aussi ce que M. Matthew Arnold fait bien comprendre dans ses deux morceaux sur Joubert et sur Heine. Il s’est peut-être exagéré l’influence de Joubert et sa sphère d’action, quand il le compare au célèbre lakiste ; mais nul autre ne pouvait mieux lui expliquer Coleridge.

On ne sortait pas seulement philosophe spiritualiste et gentleman chrétien de l’école du docteur Arnold : on en sortait ami déclaré de l’antiquité ; tranchons le mot, érudit, helléniste, latiniste. Il en faut prendre notre parti, un critique, un philosophe anglais, est un homme qui a été tenu durant de longues années au régime de Thucydide, de Platon et de Sophocle. M. Matthew Arnold, qui est professeur de poésie à Oxford, et qui écrit en français non-seulement, dit-on, avec correction, mais avec élégance, M. Matthew Arnold lit dans leur langue Dante, Goethe, les Niebelungen, et ce n’est là peut-être qu’un jeu pour lui et ses auditeurs. Il possède Homère, mais comme on le possède en Angleterre, où rien ne se fait à demi. Dans ce moment même, six ou sept traductions en vers du vieux poète grec, parmi lesquelles une de lord Derby, se disputent les suffrages. A côté des traductions complètes se pressent les fragmens de traduction : stances à la manière de Spenser, hexamètres, strophes des ballades populaires, vers blancs, tout est essayé et donne lieu, non-seulement dans un cercle restreint d’érudits, mais dans tout le public lettré, à des dissertations savantes[1]

  1. Il est curieux de constater qu’au moment où les Anglais cherchaient à traduire Homère en vieux langage, des idées analogues se faisaient jour en France : M. Egger montrait les affinités qui existent entre la langue de nos aïeux et celle des poèmes homériques ; M. Littré donnait l’exemple dans la Revue (1er juillet 1847) en s’efforçant de revêtir de notre vieil idiome la noble simplicité d’Homère. — Ajoutons que M. Newman, de la Revue de Westminster, organe des idées positivistes en Angleterre, a fait une traduction d’Homère en vieil anglais, comme M. Littré en essayait une en vieux français. Faudrait-il en conclure que traduire Homère en vieil anglais ou en vieux français, parce que le grec d’Homère est ancien, c’est encore du positivisme ?