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il faut avoir été y comme M. Matthew Arnold, orphelin à vingt ans d’un père qui était un chrétien rempli de l’antiquité, comme Marc-Aurèle était un ancien tendant au christianisme ; il faut avoir senti près d’un tel maître cette chaleur d’âme qui se communique et enlève.

Après l’influence paternelle, il n’en est pas qui se trahisse plus visiblement chez M. Matthew Arnold que celle de Coleridge. Il est rare qu’un homme dépourvu de toute autorité extérieure, poète dans sa jeunesse, philosophe à sa manière dans sa maturité, critique à ses heures et par caprice, exerce une influence qui se prolonge durant plusieurs générations ; mais nous avons le témoignage de M. Matthew Arnold lui-même sur cette action réelle et actuelle de Coleridge. « C’est, dit-il, un aiguillon qu’il a fait sentir à tous les esprits capables de le comprendre dans la génération qui croissait autour de lui. Son influence doit durer aussi longtemps que le besoin auquel elle répond existera. Quand par la cessation de ce besoin l’influence aura cessé, la mémoire de Coleridge, en dépit de la déconsidération, de la répugnance même qu’il peut, qu’il doit inspirer, demeurera toujours entourée de cet intérêt, de cette gratitude, qui s’attachent à la mémoire de ceux qui ont été des fondateurs. »

L’aiguillon de la parole de Coleridge était ce besoin de la vérité qui détourne des voies communes où elle n’est pas, des chemins de traverse qui en éloignent, et cherche la voie directe où elle nous attend, cachée et obscure. Par les voies communes, Coleridge entendait l’empirisme, qui fait régner dans l’état la pensée utilitaire, dans la philosophie la doctrine positiviste, dans la religion l’interprétation, littérale de la Bible et la simple pratique de la morale. A tous ceux qui sentent le noble besoin de la vérité pour elle-même, non pour son utilité pratique, Coleridge et ceux qui l’ont écouté et suivi ont fait concevoir un mépris caractéristique, une aversion originelle et irrévocable pour l’école de Bentham. Celle-ci, en les payant de retour, en les poursuivant de ses critiques, rend un témoignage involontaire à leur influence saine et élevée. Aujourd’hui même, en faisant une petite guerre d’épigrammes à M. Matthew Arnold, qui l’a peut-être provoquée, elle est dans son rôle.

Les chemins de traverse, ce sont la poésie, les romans, les fictions, qui ne mènent à la vérité qu’à travers mille détours devenus la préoccupation principale de l’artiste. Combien petites sont les portions de vérité qu’ont apportées à l’Angleterre ces grands favoris des imaginations désœuvrées, ces Walter Scott, ces Wordsworth, ces Keats, et Coleridge lui-même en tant que poète ! Lord Byron et Shelley, enfans de l’aristocratie tous les deux, ont fait effort plus