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l’égalité, de la fraternité, de la démocratie ; mais avec cette démocratie invoquée à faux les associés seraient le plus souvent ruinés. Au surplus les meilleures intentions ne peuvent rien contre la nature des choses : aussi voit-on que dans aucun pays, pas plus en Angleterre qu’en Allemagne, les sociétés de production n’ont fait jusqu’ici de progrès appréciables ; il n’apparaît aucun symptôme de leur prochain développement.

Il convient cependant d’admettre une exception, analogue à celle que nous avons signalée en parlant des sociétés de crédit, pour certaines catégories d’ouvriers qui travaillent isolés, façonnant la matière première qu’ils ont achetée eux-mêmes et vendant leurs produits soit à des fabricans ou à des marchands, soit directement au consommateur. L’industrie des ébénistes offre à Paris le modèle le plus exact de ce genre de travail. On conçoit parfaitement qu’un groupe de ces ouvriers, se connaissant, ayant à peu près la même aptitude, les mêmes besoins et les mêmes intérêts, s’associe pour diminuer les frais généraux de l’achat des matières premières et de la vente des produits ; mais dans cet exemple la coopération ne comprendra qu’un nombre relativement peu considérable d’ouvriers, et le succès sera subordonné à des conditions de direction et de discipline qui se rencontrent rarement dans les réunions humaines. Si l’association est incontestablement un excellent principe, on doit distinguer dans la pratique entre les associations de personnes et les associations de capitaux. Ces derniers, très difficiles à attirer et à réunir, se laissent manier très aisément une fois qu’ils se trouvent ensemble ; ils sont muets, sourds, aveugles ; ils ne discutent pas, ils obéissent, et pourvu que l’intelligence qui les met en mouvement sache tirer d’eux un bon parti, ils enrichissent tous ceux qui les ont apportés à l’œuvre commune. Au contraire les personnes, dont la réunion est si facile, se heurtent, se combattent et se séparent plus aisément encore : il ne suffit pas de les rapprocher une première fois, il faut les maintenir ensemble pendant tout le temps que le travail s’accomplit, et les conserver patientes et fidèles à travers les alternatives de la bonne et de la mauvaise fortune. L’association coopérative est essentiellement une association de personnes : c’est là sa faiblesse, inhérente à notre nature ; c’est là le grand obstacle et le fatal dissolvant. Qu’il s’agisse de sociétés de consommation, de sociétés de crédit ou de sociétés de production, on doit compter sérieusement avec cette difficulté, qui est la plus grave de toutes.

Nous avons essayé de démontrer que le régime coopératif, absolument impraticable pour les ouvriers de la grande industrie, ne serait que d’une application très restreinte parmi quelques groupes