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temps. Il ne fallait pas pourtant se croire dispensé de protéger les affranchis contre des violences de jour en jour plus scandaleuses et plus hardies. Or le président, qui était en cela le miroir fidèle de l’opinion du peuple, semblait nourrir contre le pauvre noir une sorte de mauvaise humeur et de rancune puérile ; évidemment le noir le gênait dans l’accomplissement de ses desseins politiques, et il s’en fût débarrassé de bon cœur en l’exilant sur une terre lointaine. Il prêtait volontiers l’oreille à tous les plans chimériques de fondation d’un état nègre ou d’émigration en masse vers l’ouest ou le midi qu’imaginaient les philanthropes désabusés. Il souffrait en revanche impatiemment, qu’on le sollicitât de pourvoir à la sûreté des noirs : en quelques mois, il avait retiré ses troupes des états du sud, rendu la police aux milices locales et abandonné les affranchis au bon plaisir de leurs anciens maîtres. Cette politique porta tous les fruits qu’on en devait attendre. — A l’ancien mépris des hommes du sud envers les noirs était venue se joindre la haine qu’on éprouve pour un ennemi redouté. Tant qu’il était esclave, le noir avait pu vivre en bonne harmonie avec le blanc : on le traitait avec l’indulgence qu’on a pour une bête dénuée de raison, pour un cheval ou pour un bœuf de labour dont on ne redoute pas la concurrence ; mais, sitôt émancipé, l’esclave devient pour les blancs un ennemi qu’on persécute avec une âpreté farouche. Il n’est pas de mauvais traitemens qu’ils ne se crussent permis de lui faire subir pour se venger de sa liberté. Ses fautes les plus légères étaient punies comme des crimes. A chaque désordre sérieux commis par un homme de race noire, les blancs se jetaient sur ses frères pour massacrer indifféremment les innocens et les coupables. Dans le Tennessee, une bande d’anciens soldats confédérés brûlait une école de noirs et menaçait de mort l’instituteur. Dans l’Arkansas, un seul outrage à une femme blanche coûtait la vie à trente personnes. Dans l’Alabama, les nègres prirent la fuite et se réfugièrent dans les bois, C’était le seul moyen d’échapper à leurs anciens maîtres coalisés pour les retenir sur leurs terres et les forcer, comme au temps de l’esclavage, à donner pour rien leur travail. Il y avait même des plantations où l’on avait réussi à leur cacher qu’ils étaient libres.

La seule protection des noirs était le bureau des affranchis. Cette institution charitable n’avait été fondée à l’origine que pour secourir les réfugiés du sud. On avait imaginé de faire travailler ces pauvres gens aux plantations abandonnées par les rebelles et confisquées par le gouvernement des États-Unis, qui restaient improductives entre ses mains ; on leur louait des parcelles de 40 acres, qu’ils pouvaient subséquemment acheter à bas prix. Plus tard, après la