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des droits civils, une classe de parias ou d’ilotes soumise à une législation spéciale à laquelle elle ne puisse jamais concourir. À cette condition, les planteurs du sud n’auront rien à regretter ni à perdre, et c’est à peine s’ils s’apercevront de ce passage de la servitude à une liberté platonique et inoffensive qui suffira pour satisfaire aux lois.

Les radicaux veulent conjurer ce péril en conférant sans retard le droit de suffrage aux affranchis. Ils pensent que le meilleur moyen de garantir leur liberté, c’est encore de déplacer le pouvoir politique et de les armer eux-mêmes pour leur défense. Ils ont certainement raison, s’il ne faut interroger que la justice pure et l’esprit des institutions républicaines ; mais que d’obstacles et d’inconvéniens à leur système ! L’efficacité même en est fort douteuse, et l’application immédiate en est impossible. Peut-être bien aurait-on pu, en y employant toutes les forces de l’opinion républicaine, faire voter au congrès un amendement constitutionnel pour l’admission des noirs au suffrage et arracher même aux états la ratification nécessaire ; mais comment introduire dans les mœurs la pratique de cette loi forcée ? Les droits écrits ne signifient rien qu’autant que la force les protège, ou que les mœurs les tolèrent. Le nord lui-même donnerait-il l’exemple aux sudistes récalcitrans ? Accepterait-il de bon cœur ce qu’il songeait à imposer aux états du sud ? L’échec signalé du suffrage des noirs dans les élections de l’assemblée constituante du Connecticut pouvait faire douter de son zèle. Il y a cependant quelques états où la couleur n’est pas toujours un obstacle aux droits politiques : ainsi, dans l’état de New-York, les nègres peuvent voter à toutes les élections, s’ils ont un revenu de 250 dollars ; dans le Massachusetts, la loi électorale ne fait aucune différence entre les hommes des deux races. On sait pourtant que les noirs n’y votent guère et qu’ils n’osent braver le préjugé public. Combien ce préjugé serait plus tyrannique et plus intraitable dans les états du sud, où subsiste encore entre le blanc et le nègre toute la haine de l’esclave affranchi et du maître dépossédé ! De tels droits seraient illusoires, à moins que les nouveaux citoyens ne les exerçassent à main armée. Peut-être encore verrait-on les nègres menés en troupeau par leurs anciens maîtres voter docilement pour leurs pires ennemis : en dehors d’une abstention discrète ou d’une obéissance moutonnière, il ne reste que la force ouverte et la guerre sociale entre les races.

Le président Johnson avait donc raison de ne pas céder aux impatiences du parti radical. Il était à la fois plus prudent et plus commode de laisser, comme il le disait, la question à décider aux états eux-mêmes, et de s’en remettre pour le reste à l’action du