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était contente de voir enfin « ce gueux en enfer. » Ailleurs il y eut du sang versé. Partout enfin des multitudes furieuses s’assemblèrent autour des maisons des sécessionistes connus qu’on pouvait soupçonner de se réjouir. Tous les partis avaient oublié leurs querelles et unissaient leurs voix dans un même cri de vengeance. On parlait de mettre à feu et à sang tous les états rebelles, de faire au martyr une glorieuse hécatombe de tous les chefs confédérés. N’était-ce pas le sud qui avait armé les assassins ? Il n’en était pas d’ailleurs à son premier crime, et ses chefs vaincus n’avaient plus guère le droit de repousser cette accusation terrible comme une calomnie infâme et indigne de foi[1]. Les brigandages et les pirateries de la frontière, les cruautés systématiques des prisons du sud, les complots incendiaires tramés l’année précédente par le gouvernement confédéré avaient un air de parenté singulière avec cet acte de vengeance aveugle et basse. A tout le moins il était naturel qu’on fît peser sur le sud la responsabilité d’un crime commis en son nom par un homme qu’on savait avoir entretenu depuis quatre ans des rapports secrets avec les rebelles, leur servant d’espion et d’émissaire, voyageant sans cesse entre les deux capitales, préparant même avec les chefs du gouvernement de Richmond ce singulier projet d’enlèvement auquel on avait enfin substitué l’assassinat. On raconte que le général Lee, en apprenant la fatale nouvelle, s’enferma à Richmond dans sa maison et refusa de voir même ses meilleurs amis ; le général Ewell pleura comme un enfant. C’est que le crime du 14 avril ne pouvait être à personne plus funeste qu’aux gens du sud, et ils comprirent qu’ils n’avaient plus guère à compter sur la modération du vainqueur.

Enfin la mort de M. Lincoln appelait à la présidence un homme énergique et honnête, digne à plus d’un titre du grand rôle qui lui était confié, mais qui s’était toujours signalé, tant au sénat des États-Unis que dans le poste difficile et dangereux de gouverneur militaire d’un border-state, par la violence, la brutalité même de

  1. Voici une annonce curieuse qu’avait publiée quelques mois auparavant un Journal de l’Alabama, le Selma Dispatch, et qui doit, ce me semble, jeter quelque lumière sur les vrais sentimens du sud : « Un million de dollars pour avoir la paix le 1er mars. — Si les citoyens de la confédération du sud veulent me fournir en espèces ou en bonnes sécurités la somme d’un million de dollars, je ferai en sorte que la vie d’Abr. Lincoln, celle de W. H. Seward et celle d’Andrew Johnson soient prises avant le 1er mars de l’année prochaine. Cela nous rendra la paix et montrera au monde que les tyrans ne peuvent vivre dans un pays de liberté. Si ce but n’est pas atteint, rien ne sera demandé que la somme de 50,000 dollars d’avance, que nous supposons nécessaire pour atteindre et tuer les trois coquins. Je donnerai moi-même 1,000 dollars pour cette entreprise patriotique. Tout souscripteur pourra adresser sa contribution boîte X, poste restante, Cahaba, Alabama. » — L’annonce était datée du 1er décembre 1864.