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contraires, nous n’en avons point d’exemple. Il y a deux civilisations, toutes deux semblables à des déformations, à des enflures, à des pustules énormes de la nature humaine dont je voudrais voir le récit, non par un antiquaire, mais par un peintre, — Alexandrie et Byzance. Ajoutez l’Inde et la Chine quand les érudits auront défriché le terrain archéologique.

La première église que l’on rencontre, San-Apollinare, est une large façade en forme de pignon, munie d’un portique que soutiennent des arcades portées sur des colonnes. La forme de la basilique latine subsiste encore dans la grande nef à plafond plat, et vingt colonnes de marbre veiné apportées de Constantinople profilent leur chapiteau corinthien, déjà gâté jusqu’à l’abside ronde. L’édifice est du VIe siècle, mais les mosaïques inaltérables qui des deux côtés couvrent la frise de la nef montrent aussi clairement qu’au premier jour ce que l’art grec était devenu aux mains monastiques des théologiens disputeurs et des césars fardés du bas-empire.

C’est encore l’art grec ; dix siècles après leur mort, les sculpteurs du Parthénon gardent leur prise sur l’esprit humain, et les idiots bavards qui usurpent maintenant la scène du monde aperçoivent toujours de leurs yeux clignotans, comme à travers un brouillard, les grandes formes et les nobles draperies qui jadis se sont ordonnées sur le fronton païen des temples. Deux processions s’allongent au-dessus des chapiteaux, l’une de vingt-deux saintes qui aboutit à la Vierge, l’autre de vingt-deux saints qui aboutit au Christ, et ni dans l’une ni dans l’autre la laideur expressive, l’exacte imitation de la vulgarité réelle, telle qu’on la voit au moyen âge, n’apparaissent encore. Au contraire, les figures des femmes, régulières, un peu longues, calmes, quoique tristes, ont une dignité presque antique ; les cheveux tombent en tresses et se relèvent au sommet du front comme dans la coiffure des nymphes ; leur stole descend en longs plis graves. Aussi grave se développe la file des grandes figures viriles. Près du Christ et de la Vierge, des anges prient en grands vêtemens blancs, le front ceint d’une bandelette blanche ; mais là s’arrêtent les réminiscences : les artistes savent de tradition qu’un personnage doit être drapé, qu’il faut préférer tel ajustement de cheveux, telle forme de visage ; ils ne savent plus quel corps viril, quelle âme jeune et saine vivait sous ces dehors. Ils ont désappris l’observation du modèle vivant, les pères la leur ont interdite ; ils copient des types acceptés ; de copie en copie, leur main machinale répète servilement des contours que leur esprit a cessé de comprendre et que leur imitation maladroite va fausser. D’artistes ils sont devenus ouvriers, et dans cette chute plus profonde chaque jour ils ont oublié la moitié de leur art. Ils n’aperçoivent plus les diversités de l’homme, ils répètent vingt fois de