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partout le pouvoir aux mains de l’aristocratie : elle se méfiait par expérience de la mobilité des gouvernemens populaires ; mais une fois cette révolution accomplie, elle les laissa libres de se gouverner comme elles l’entendaient.

Ainsi Rome n’eut pas cette manie puérile qu’on lui suppose de vouloir tout réglementer, de tout détruire pour le plaisir de tout renouveler et de ne rien souffrir qu’elle n’eût pas fait. Elle n’était point blessée de voir des archontes à Athènes, des démarques à Naples, des suffètes à Carthage ; elle laissait à la Sicile les lois d’Hiéron, elle administrait l’Égypte avec les règlemens des Ptolémées. Elle ne chercha point à imposer au monde une constitution uniforme ; elle n’essaya pas de ramener violemment à l’unité des peuples de races diverses. Cette unité se fit cependant ; mais il ne serait pas difficile de prouver qu’elle se fit sans contrainte, que les vaincus la souhaitaient encore plus que le vainqueur, et qu’elle fut plutôt l’œuvre des sujets que celle du maître. Les peuples éprouvèrent tout d’abord un tel attrait vers la cité romaine que plusieurs, qui voyaient bien qu’ils ne pouvaient pas s’en défendre, prièrent Rome de les protéger contre eux-mêmes. Les Germains, les Insubriens, les Helvètes et d’autres peuples barbares de la Gaule stipulèrent, en traitant avec elle, qu’elle n’accorderait à aucun d’entre eux le droit de cité, même quand ils le demanderaient, tant ils se sentaient incapables de résister tout seuls à cet entraînement ! Ces stipulations furent vaines, et de tous les côtés on vit les vaincus, avec un empressement étrange, quitter leurs usages nationaux et leurs lois, abandonner leur langue, la dernière chose qu’un peuple oublie, pour adopter celle du vainqueur. Une sorte d’uniformité s’établit donc dans le gouvernement du monde vers la fin de la république ; mais il importe de remarquer que ce fut plutôt l’effet de l’élan spontané des peuples que de l’intervention du pouvoir. Au contraire Rome essaya quelque temps de s’y opposer. Sa fierté était blessée de ces imitations maladroites par lesquelles les vaincus semblaient vouloir s’élever jusqu’à elle. Par exemple, au lieu d’imposer au monde l’usage de sa langue, nous savons qu’elle en fit longtemps comme un privilège des peuples qu’on voulait récompenser et qu’elle l’interdisait à ceux qui ne lui semblaient pas en être dignes. Plus tard, quand la force des choses rendit ces distinctions inutiles, quand on copia partout le gouvernement de Rome, quand l’Occident entier parla sa langue, la correspondance de Pline et de Trajan montre avec quels scrupules les princes honnêtes, loin de vouloir agrandir leur pouvoir aux dépens des libertés locales, respectent les lois particulières et les privilèges exceptionnels de chaque cité. Rome n’est donc pas tout à fait coupable de cette