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suintant. Le sarcophage où reposait le corps a été enlevé ; le vieux roi a été chassé de son sépulcre en même temps que ses Goths de leur domaine, et dans l’eau moisie qui baigne la crypte vide les grenouilles coassent.

On revient vers Ravenne, et le spectacle est encore plus triste. On n’imagine pas une ville plus abandonnée, plus misérablement provinciale, plus déchue. Les rues sont désertes ; un petit cailloutage aigu sert de pavé ; au milieu se traîne un ruisseau fangeux ; point de palais ni de boutiques. Deux façades administratives bien raclées, l’académie et le théâtre, tranchent seules sur tout ce désordre par leur propreté et leur platitude. On aperçoit de vieilles tours roussies et lézardées, des restes de construction ancienne appropriés à de nouveaux usages, des colonnettes blanches encastrées dans un mur de Théodoric, quantité de recoins bourgeois ou villageois. Qu’est-ce que le pauvre Byron, même avec la Guiccioli, pouvait faire ici ? Des drames noirs, des projets de conspiration, du byronisme. La ville est morte depuis je ne sais combien de siècles ; la mer s’est retirée d’elle, c’est la dernière station de l’empire romain, sorte d’épave ensablée que Byzance, en se retirant, a laissée sur la côte. Sur cette côte malsaine et peu visitée, la cité n’a pu refleurir au moyen âge comme celles de la Toscane. Encore aujourd’hui elle est byzantine, plus désolée qu’une ruine, parce que la moisissure est pire que l’effondrement. Un canal amène la mer, et l’on voit sur son eau dormante quelques barques, quatre ou cinq petits navires. La seule beauté de la ville est cette forêt de pins qui s’est enfoncée entre elle et le flot saumâtre, et dont les têtes lointaines, les cercles noirâtres font une barre au bord du ciel.


Ravenne.

Les voyageurs qui ont visité l’Orient disent que Ravenne est plus byzantine que Constantinople elle-même. Une pareille ville est unique ; quoi de plus étrange que ce monde byzantin ? Nous ne le connaissons pas assez, nous avons une collection de chroniqueurs plats et Gibbon, qui en donne une idée telle quelle ; mais la distance est infinie entre une pure idée et une image colorée, complète. Quel spectacle que celui du monde dans lequel finit et se traîne pendant mille ans la civilisation antique, sous un christianisme gâté et parmi des importations orientales ! Il n’y a rien de semblable dans l’histoire, c’est un moment unique de l’âme et de la culture humaine. Nous connaissons bien des commencemens, des croissances, des floraisons de peuples, même quelques décadences partielles, celles de l’Italie et de l’Espagne ; mais une dégénérescence si longue et si compliquée, une gigantesque moisissure de mille ans dans un vase clos, aigrie par des fermens d’espèces si nombreuses et si