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sur la pente de l’ascétisme est un pas fatal qui vous entraîne sans qu’on puisse désormais s’arrêter. Pinianus et Mélanie se dirent que là était l’idéal du bonheur, avec celui de la perfection, et à force de chercher le bonheur hors d’eux-mêmes ils oublièrent un peu leur amour. Lorsqu’ils arrivèrent à Jérusalem, bien des changemens s’étaient acccomplis déjà dans leur âme, qu’une séparation volontaire n’effrayait plus autant : la vieille prophétesse dut tressaillir de joie au fond de son tombeau.


III

Parmi ces épaves du naufrage de Rome, la mer amena sur la plage de Palestine un hérésiarque dont la doctrine était destinée à remuer longtemps et profondément la chrétienté, Pélage, l’apôtre du libre arbitre et de l’indépendance humaine en face de Dieu. Il vint s’établir à Jérusalem, où il donna ses premiers enseignemens publics vers l’année 412 ou 413. On eût dit que toutes les nouveautés chrétiennes dans ce temps d’universelle discussion avaient besoin de s’essayer près du tombeau du Christ pour en redescendre avec plus d’autorité sur le monde.

Le vrai nom de Pélage ou Pélagius était Morgan, mot qui dans les idiomes celtiques signifie homme de mer, et dont le premier n’était que la traduction latine ou grecque. Pélage en effet était Hibernien. Il avait pris naissance dans la verte Erin, parmi les tribus barbares des Scots, ces sauvages tatoués qui désolaient par leur piraterie les cités romaines de l’île de Bretagne et la côte gauloise située à l’opposite. Le Scot passait pour anthropophage, et Jérôme, pendant son séjour à Trêves, avait vu les soldats auxiliaires recrutés chez ce peuple couper les mamelles des femmes et les parties charnues des hommes pour s’en faire un affreux régal. Cependant le christianisme avait trouvé chez de si grossiers barbares des cœurs dignes de le sentir, et la philosophie, des intelligences faites pour elle. Il se formait en Hibernie, sous la discipline monastique, un institut chrétien, qui devint plus tard une des grandes écoles de la chrétienté : Pélage en sortait. La tradition bretonne porte qu’il avait été abbé du monastère de Bangor ; mais cette tradition serait-elle fausse, Morgan n’en puisa pas moins sur les bancs des gymnases britanniques les germes de ce savoir prodigieux qu’il développa en Gaule et en Italie. Lorsqu’il parut dans les cercles chrétiens de Rome, on put reconnaître en lui de prime abord le philosophe hardi et subtil autant que le théologien consommé, maniant merveilleusement la dialectique et armé de toutes ses ruses. Aventureux dans l’attaque, habile à faire retraite devant un ennemi plus fort, il se rendait pour ainsi dire insaisissable. Son langage était persuasif,